Essai sur les causes qui peuvent affecter les esprits et les caractères

Georges Benrekassa

1Cet ouvrage a été publié pour la première fois par Henri Barckhausen dans les Mélanges inédits en 1892, mais sans que soient reproduits les passages biffés réutilisés dans L’Esprit des lois (on lit pourtant en marge, dans le manuscrit : « Mis dans les Lois ») qui sont d’une importance certaine : dans le livre XIV le chapitre 2, une grande partie du chapitre 10, et un paragraphe important du chapitre 14. Le manuscrit, soigneusement mis au net, est de la main du secrétaire E, donc entre 1734 et 1739. C’est la base de la constitution, bien antérieure à d’hypothétiques influences d’Arbuthnot et d’Espiard, des idées de Montesquieu sur le « climat ».

2Montesquieu avait-il envisagé une publication séparée ? Peut-être. Il aurait eu en tout cas pour y renoncer des raisons assez différentes de celles qui l’ont fait renoncer à la publication effective des Réflexions sur la monarchie universelle. Cet essai, terme rare chez lui, mais clairement rattaché à une tradition philosophique, de Montaigne à Locke — enquête et mise à l’épreuve — est à la fois l’aboutissement temporaire d’une longue réflexion personnelle, et le témoignage de l’importance de l’examen critique d’interrogations contemporaines sur les causes et donc les différenciations des talents et des destins dans les différents peuples. Cela vient de loin. On peut constater des connexions entre certains passages de l’Essai et ce qui nous reste de la dissertation de 1717 sur la Différence des génies, qu’on trouve dans les Pensées (nos 1191 et 1192, principalement). D’autre part, les débats qu’ont suscités les Réflexions sur la poésie et la peinture de Dubos à propos des causes de prospérité ou de décadence des arts, qui concernent aussi d’autres domaines et curiosités de Montesquieu, ont eu, à nos yeux, une grande importance. Les rapprochements fort éclairants qu’a pu faire Guillaume Barrera (correspondance avec Dortous de Mairan, médecins physiologistes comme Malpighi, Stahl, Boerhaave, mais aussi philosophes comme Malebranche ou Locke) induisent d’autres réflexions : l’Essai est une étape importante de l’avancée de Montesquieu vers un ordre de savoir nouveau, qui dépasse les divisions en domaines disciplinaires.

3L’ouvrage de 1735-1737, qui porte donc la marque d’une mise au point personnelle plus que d’un achèvement pour publication, se présente en deux parties bien distinctes, consacrées aux causes physiques et aux causes morales. On peut voir dans la première partie ce qui sera la base des livres XIV à XVIII de L’Esprit des lois, et qui a rapport avec toute l’évolution de Montesquieu depuis les dissertations académiques. Il s’agit d’aller au-delà de la pure conception mécanique de l’action du climat par la chaleur ou le froid. C’est ainsi que l’on va pouvoir concevoir un autre mode de liaison de l’âme et du monde matériel, très au-delà des limites de notre corps, une liaison comparable à celles que vit l’araignée au centre de sa toile, selon l’image bien connue des philosophes stoïciens. À l’action de la température sur les changements des fibres s’ajoutent celle des vents, les modifications de l’alimentation et des « sucs » — plus matériels que ne l’étaient les esprits animaux —, le régime du sommeil, les différences des sexes, etc. Et lorsque dans sa deuxième partie le futur ami ou protecteur intellectuel d’Helvétius va mettre au premier plan des « causes morales » l’éducation, c’est pour montrer qu’elle permet de développer ou de maintenir les potentialités des causes physiques, en englobant dans l’éducation bien plus que ce que nous y mettons en un sens étroit, comme cela s’est retrouvé dans le livre IV de L’Esprit des lois. De plus, très tôt, de multiples interrogations sur les modes de conjonction, de corrélation ou de discordance entre « causes physiques » et « causes morales » se font jour. Comment comprendre réellement que « souvent la cause physique [ait] besoin de la cause morale pour agir » (Pensées, no 811) ? L’Essai permet, sur ce plan, de comprendre que, pour Montesquieu, le débat sur l’importance respective et la corrélation des causes morales et des causes physiques requiert d’autres interrogations que celles qui se groupent autour de la recherche de ce qui est déterminant en dernière instance.

4L’interrogation, très ouverte, et impossible à traiter selon le point de vue que Lanson développa à propos de L’Esprit des lois (la maîtrise du « moral » à partir de l’intelligence du « physique ») montre qu’il s’agit d’autre chose que d’un « magasin d’idées », comme on a pu le prétendre. C’est davantage, et autre chose, et c’est bien ce que montre l’aboutissement de la seconde partie, c’est un jalon très important dans la formation de ce qui est pour nous comme un des deux centres de gravité de la pensée de Montesquieu avec la conception des principes de gouvernement : la notion d’ « esprit général » en voie de formation depuis le Traité des devoirs de 1725, où elle n’était encore présente que comme une adaptation de la notion d’esprit national, et dont on trouvera une formulation plus approchante de l’Essai dans les Pensées (no 542) : climat, « combinaison des lois, de la religion, des mœurs et des manières », et air du temps et du milieu. Ici non seulement entrent en composition presque tous les aspects qui seront énumérés au début du livre XIX (à l’exception, notable, des « exemples des choses passées » — traditions, et aussi conscience d’une identité historique), mais tout est placé sous la direction, si on peut dire, d’une « éducation générale », qui est comme le principe qui permet à une société de se reproduire, ou de se prolonger. En même temps, comme l’a fort bien souligné Guillaume Barrera, ce qui est mis à l’essai, ce sont les notions qui gouvernent, dans leur rapport, les formes et niveaux de causalité : convenance et réciprocité. On approche de cet horizon, peut-être inaccessible, d’une conception globale, sinon totalisante, de la causalité.

Bibliographie

Édition : texte établi par Pierre Rétat, présenté et annoté par Guillaume Barrera, OC, t. IX (Œuvres et écrits divers II), 2006, p. 203-269.

Traductions : « An Introduction to Montesquieu’s An Essay on the Causes that may affect men’s mind and characters » (trad. commentée et annotée, avec quelques coupes, par Melvin Richter), Political Theory, mai 1976.

Jean-Baptiste Dubos, Réflexions critiques sur la poésie et la peinture, 1719 (réimpression Slatkine de l’édition de 1770, Genève, 1982).

Robert Shackleton « The Evolution of Montesquieu’s Theory of Climate », Revue internationale de philosophie 33-34 (1955) p. 317-329.

Jean Ehrard, L’Idée de nature en France dans la première moitié du XVIIIe siècle, Paris, SEVPEN, 1963 (rééd. Albin Michel, 1994), chapitre xi.

Catherine Volpilhac-Auger, « La dissertation sur la Différence des génies : essai de reconstitution », Revue Montesquieu 4 (2000), http://montesquieu.ens-lyon.fr/spip.php?article326.

—, « Sur quelques sources prétendues du livre XIV », OC, t. IV, p. 902-916, repris en ligne [http://montesquieu.ens-lyon.fr/spip.php?article872]