L'Esprit des lois

Georges Benrekassa

1De l’esprit des lois, ou du rapport que les lois doivent avoir avec la constitution de chaque gouvernement, les mœurs, le climat, la religion, le commerce etc. À quoi l’auteur a ajouté des recherches nouvelles sur les lois romaines touchant les successions, sur les lois françaises, et sur les lois féodales. Pour saisir l’ampleur du dessein et de sa réalisation, il faut restituer le titre tel qu’il figure sur l’édition originale parue chez Barrillot à Genève en 1748, titre négocié dans sa partie finale entre Montesquieu et le pasteur Vernet, intermédiaire et mandataire, pour tenir compte du dernier accroissement de l’œuvre en 1747-1748. Tout se passe comme si Montesquieu avait pu envisager son extension presque indéfinie du point de vue historique et spéculatif, et n’avait arrêté que par défaut de forces : « Cet ouvrage a pensé me tuer […] Je ne travaillerai plus. » C’est faux. Montesquieu est intervenu dans la révision de certaines des éditions ultérieures ; les manuscrits de La Brède nous révèlent nouvelles pistes et remises en cause ; et si on ne peut à coup sûr lui attribuer la totale maîtrise de l’édition posthume de 1757, on ne saurait douter de l’authenticité des enrichissements et de la plupart des précisions apportées à son texte.

Le projet

2Ce livre capital, aboutissement d’une prodigieuse culture, n’est rien de moins que le fondateur d’un nouveau type et d’un nouvel ordre de connaissance. Il est un des trois monuments du midi du siècle, avec l’Encyclopédie et les tomes inauguraux de l’Histoire naturelle, qui ont le même caractère paradoxal. Sous la forme imposante des objets culturels traditionnels, ils changent radicalement l’espace du savoir et le style de la philosophie : dans le cas de L’Esprit des lois, c’est par la découverte autonome des règles qui définissent et déterminent toutes les formes de l’existence en société, et par les modes d’approche, d’écriture et de transmission qui contribuent à fonder et légitimer cette découverte.

3Rien de plus naturel et même de plus justifié que de faire remonter très haut le projet d’une œuvre qui accomplit et couronne toute une vie de recherche. On peut se réclamer en la matière de l’auteur : « Au sortir du collège, on me mit entre les mains des livres de droit, j’en cherchais l’esprit, je ne faisais rien qui vaille » (lettre à Solar, du 7 mars 1749 ; OC, t. XX ). Mais on doit peut-être s’en tenir plus précisément à ce qu’il nous a dit dans la même lettre et, mieux encore, auparavant, dans sa préface, à cause d’un autre terme décisif : « Quand j’ai découvert mes principes, tout ce que je cherchais est venu à moi, et dans le cours de vingt années, j’ai vu mon ouvrage commencer, croître, s’avancer et finir » (souligné par nous).

4Esprit, principes. Il faut remonter aux points de départ (à coup sûr avant les voyages, pour les premiers éléments) et à leur convergence peu à peu advenue, pour comprendre comment s’est constitué et affirmé le projet propre de Montesquieu, et surtout comment s’est développé ce qui a permis l’accomplissement de son œuvre : ses principes, liés consubstantiellement à l’objet de son enquête, l’esprit des lois.

La conception: genèse des principes et conception de leur mise en œuvre

5Au moment où le Président va entreprendre effectivement la composition de son œuvre, après 1734, il existe trois points d’ancrage achevés, trois inspirations directrices, qui vont permettre une impulsion décisive. Les Considérations, c’est à la fois la confrontation avec l’étude d’un cas exemplaire de mutations politiques rapportées à tous les ordres de causalité « externes », mais aussi à une logique « interne » ; l’approfondissement de l’intelligence générale, globale, des causes des changement institutionnels et sociaux ; l’interprétation d’ensemble d’un cycle complet d’évolution et d’expérience historiques ; une réflexion sur l’échec d’un mode — et d’un modèle — de domination universelle. L’étude de la « constitution d’Angleterre », ce qui deviendra le chapitre 6 du livre XI, rédigé pour l’essentiel à cette époque, au témoignage de Jean Baptiste de Secondat, c’est, très au-delà d’une description « historienne », l’analyse d’un système institutionnel et social virtuellement capable de garantir la limitation, la séparation, le contrôle des modes et de l’exercice de la puissance publique, et d’assurer la sûreté des sujets ou citoyens qui en dépendent. Les Réflexions sur la monarchie universelle, non publiées, esquissent, elles, un précis des conditions objectives apparues dans les temps modernes, propres à favoriser un développement pacifique du monde civilisé par l’établissement nécessaire et naturel d’un équilibre entre des puissances désormais vouées à l’échange, hors rêves d’empire unificateur.

6Mais ce que nous ont appris manuscrits et textes mis au jour depuis l’ouverture des fonds de La Brède de la fin du XIXe siècle à nos jours, invite à approfondir et à orienter plus précisément ces points essentiels dans la conception et l’ambition, et à ne rien accorder à l’image simplifiée d’un primum motum. Avant les voyages, sur le plan de l’analyse politique et historique, les Considérations sur les richesses de l’Espagne ont représenté une première réflexion approfondie sur la richesse et la puissance d’une nation, et sa ruine. Sur le plan de la réflexion philosophique, il est certain que les positions fondamentales (néo-stoïcisme, anti-hobbisme, référence à une idée de la justice antérieure et supérieure à ses actualisations historiques), déjà présentes dès le Traité des devoirs, sont déterminantes sans qu’on puisse rattacher l’entreprise de Montesquieu à « l’influence » de l’œuvre des philosophes fondateurs du droit naturel autrement que de façon très générale. Il exprimera sa dette envers eux dans un texte qui fait partie des passages retranchés de L’Esprit des lois (Pensées, no 1863) : elle concerne essentiellement le parti pris d’une étude rationnelle des fondements des droits de la nature et des gens, libre de tout a priori métaphysique ou religieux, mais elle est toujours très éloignée des conceptions politiques absolutistes et, le plus souvent, des raisonnements juridiques qui sont les leurs. Après les Considérations, entre 1734 et 1736, c’est l’analyse de la causalité en général qui va connaître un rebond essentiel, peut-être dans la ligne d’un ouvrage de jeunesse, aujourd’hui perdu dans sa presque totalité, sur la Différence des génies. L’Essai sur les causes, et c’est un point essentiel, est une tentative de mise au point rigoureuse du rapport entre causes physiques et causes morales, très au-delà de la reprise, en matière d’influence du climat, d’Aristote et de Bodin.

7Mais il faut voir les choses encore plus largement. Tout au long de l’élaboration de l’œuvre majeure, ce n’est pas seulement l’« information » qui s’amplifie, des récits de voyage à la lecture d’ouvrages politiques contemporains, de la mise au point d’« extraits » de nature très diverses (finances, population, etc.) à la relecture des historiens de l’Antiquité et à la critique des historiens des origines de la France, ce sont les conceptions mêmes qui s’enrichissent, se précisent, s’infléchissent. Les grands recueils de notes et réflexions — Pensées et Spicilège — vont continuellement jouer un rôle de laboratoire et de mise à l’essai ou à l’épreuve, alimentant le grand œuvre ou recueillant des éléments qui n’ont pu y trouver place : L’Esprit des lois est aussi la partie émergée d’un travail d’ensemble qui l’a nourri, et un document exceptionnel sur l’élaboration intellectuelle dont il est issu. En témoignent le destin complexe de l’œuvre entre 1748 et l’édition post mortem, et tous les passages rejetés ou retranchés de l’ouvrage, révélés et étudiés de H. Barckhausen à C. Volpilhac-Auger.

8Ce que nous savons, par la correspondance et par ce qui a laissé trace, dans les manuscrits de Bordeaux provenant des fonds de La Brède, des modifications des dimensions et du plan de l’œuvre (projet de livre sur la nature des choses, modifications des livres ou des développements sur les colonies et confédérations, modes d’approche de l’opposition romanisme/germanisme), confirme encore mieux qu’il faut se garder résolument de considérer L’Esprit des lois comme le développement peu à peu ajusté d’un certain nombre de problèmes simples à valeur discriminante : vertu républicaine ou honneur monarchique ; déterminations climatiques ou progrès techniques et politiques ; liberté constitutionnellement garantie et séparation des pouvoirs. Et ce que nous pouvons apprendre d’autre part grâce aux manuscrits de travail acquis par la Bibliothèque nationale en 1939, des méthodes de composition et de révisions successives de Montesquieu, révèle l’accomplissement patient et l’harmonisation rigoureuse de conceptions réellement fondatrices, sans lesquels l’œuvre n’eût pu avancer : dépendance réciproque des lois politiques et des lois civiles, logiques de la « nature des choses » et de la « nature de la chose », dissimilations et relations entre le « naturel » et le « civil », rôle des lois et des causes. C’est bien ainsi que nous pouvons, à partir des réflexions qu’imposent ces matériaux, documents et textes, circonscrire encore mieux ce qu’il faut entendre par principes, et ce que c’est que l’esprit des lois.

9On a supposé qu’il s’agissait des principes des divers gouvernements, et de cette découverte capitale de la relation dialectique entre la structure institutionnelle de chaque « gouvernement » (type de société politique) et ce qui en assure et fonde le fonctionnement, grande innovation d’une typologie politique complètement renouvelée. Et il est vrai que ce pourrait être d’autant plus tentant que ces « principes » peuvent s’enrichir dans leur conception de tout ce que développe l’œuvre au-delà de ses parties politiques premières. Mais c’est restreindre, ou même rétrécir son inspiration générale, qu’il faut toujours rapporter aux points de départ que nous avons rappelés, mais qui est de plus rigoureusement définie, en fin de compte, par la préface, texte-bilan et vraie conclusion méthodologique de longs travaux. Les principes se situent en amont de tous les cas particuliers : intelligibilité possible de l’histoire qui déborde de loin la dialectique nature-principe, raisons des « maximes » de chaque nation, et finalités d’un savoir au service du genre humain, pensée méthodique de la différenciation et de l’établissement de similitudes entre passé et présent, telles sont les ambitions et la discipline de recherche qui permettent le développement d’une œuvre de savoir, qui est une œuvre « politique » qui se veut dégagée de toute position partisane, mais qui est inévitablement écrite au « risque du politique » (C. Lefort), c’est-à-dire quand même exposée à des interprétations partisanes — ou à la méconnaissance de plus ou moins bonne foi.

10Tout cela n’a pu finalement s’ordonner, et c’est la fondation de l’entreprise, qu’en fonction de l’invention d’une épistémologie propre : celle-ci, aux deux extrémités du livre I, doit s’évaluer à partir de deux définitions de la loi, et à partir du type de rationalité qu’elles conduisent à établir, également en rapport avec ce qui est et ce qui doit ou devait être (J. Ehrard). Les lois (au sens scientifique moderne) sont « les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses » ; et la loi (au sens de la règle de droit) « est la raison humaine en tant qu’elle gouverne tous les peuples de la terre ». Les références à ces deux modes de rationalité, loi-rapport, rationalité des lois adaptées à une fin et au fonctionnement d’un ensemble, ne peuvent être séparées. Et l’esprit des lois est défini par Montesquieu comme ce qui subsume une série de rapports d’abord dénombrés en fonction des différents domaines où les lois peuvent et doivent se manifester et se justifier : climat, données physiques et esprit général des entités nationales, nature et principe du gouvernement, degré de liberté dont est susceptible la constitution, religion, finances, commerce, population, leur origine propre même, l’objet du législateur qui les met au jour, l’ordre de choses sur lesquelles elles sont établies. Il faut bien voir qu’il s’agit de donner les grands axes d’un dispositif heuristique, mais qu’il ne saurait s’agir d’une série close : les lois « ont des rapports sans nombre avec des choses sans nombre ». Montesquieu propose une méthode, et non un traité de jurisprudence ; il n’a point « traité des lois, mais de l’esprit des lois » (Pensées, no 1795).

Le développement de l’ouvrage

11On ne peut ici que rappeler l’ordre et les lignes de force essentiels des deux versants de l’ouvrage : livres I à XIX, et XIX à XXXI.

12De Platon à Aristote et d’Aristote à Bodin, on a classé et hiérarchisé les « gouvernements », c’est-à-dire les sociétés politiques. Montesquieu donne, lui aussi, d’abord une typologie des gouvernements dont l’analyse propre domine les huit premiers livres de l’ouvrage, mais dont le rôle reste fondamental, au moins jusqu’aux livres qu’il a élaborés en dernier (XXVIII, XXX et XXXI). Il faut en souligner l’originalité décisive et tout autant le paradoxe auquel elle aboutit. Nous avons déjà évoqué la dialectique nature-principe. Mais les changements qu’elle entraîne avec elle n’impliquent pas qu’il y ait un ordre de succession défini ou une hiérarchie préférentielle possible des types. À une exception près : le despotisme, fondé sur la crainte, est la forme de corruption de tous les régimes, bien qu’à la lecture on ait le sentiment qu’il regarde principalement les monarchies, où lois fondamentales et corps intermédiaires peuvent certes contrebalancer un pouvoir, dont cependant le mode d’exercice reste la principale garantie contre un absolutisme toujours menaçant. Au livre V, on s’aperçoit donc clairement que l’opposition despotisme-gouvernements modérés domine en fait toutes les autres : la vertu républicaine (l’amour des lois), la dynamique née du principe des rangs dans la monarchie (« l’honneur »), sont d’ailleurs, elles aussi, intimement corrélées, si on veut que des bornes soient mises à la dégénérescence despotique, à un exercice des pouvoirs développé dans le temps, réglé, complexe, susceptible de limitations et surtout capable d’auto-limitation.

13Le second axe de l’ouvrage, c’est celui où s’inscrivent, intimement liées, deux composantes. Le « système sur la liberté » (c’est l’expression même de Montesquieu), essentiellement étudié dans les livres XI à XIII, concerne à la fois les dispositions constitutionnelles capables d’assurer la liberté politique (séparation des pouvoirs, lois fixes et déterminant strictement la possibilité d’imposer la loi au vouloir de chacun) et les dispositifs et règles juridiques (accusations, incriminations, procédures) qui peuvent garantir la sûreté des citoyens — ce qui est l’autre aspect, indissociable, de cette liberté politique. Et ce second axe est bien conçu dans la ligne du premier : entre pratique de la modération politique (livre V) et caractères des lois civiles et criminelles et des formes des jugements (livre VI) d’une part, et système possible de la liberté d’autre part, il y a une corrélation certaine. Rien n’est plus réducteur que d’enfermer Montesquieu dans une vision « constitutionnaliste » : la constitution peut être libre et le citoyen ne l’être pas — et inversement, il n’y a pas de gouvernement libre par sa nature. Rien ne peut s’établir sans des conditions sociales et morales, et l’établissement de certaines lois civiles. C’était dès l’origine la leçon de l’analyse de la constitution d’Angleterre (XI, 6), qui discerne un équilibre de forces sociales en même temps qu’une régulation institutionnelle.

14Le troisième axe de la première moitié de l’ouvrage (I-XIX), ce qui nous conduit au terme de sa troisième partie, articulation principale que Montesquieu avait lui-même proposé de souligner fortement, concerne les déterminations naturelles et historiques qui peuvent obérer ou interdire qu’il y ait liberté ou, inversement, former le terreau historique où ont éventuellement des chances de se développer : non seulement la liberté politique, mais les libertés civiles fondamentales. Les livres sur l’« empire du climat » sont des livres sur la soumission (dans certains cas fatale) à la contrainte climatique — esclavage, travail forcé et despotisme —, sur l’adaptation plus ou moins aisée au milieu naturel ou la manière dont les hommes le maîtrisent quelquefois (livres XIV à XVIII), mais ils prennent surtout sens par rapport à la question des divers types de servitude possibles : civile, domestique, politique (XV, XVI, XVII), et à leurs limites. C’est ici qu’a lieu la confrontation essentielle avec la « nature des choses », en laquelle convergent toutes les déterminations « naturelles », les pesanteurs sociales et historiques, les « rationalisations » des lois ; mais aussi bien ce que ces rationalisations peuvent préserver, et les ressources de la raison et de l’invention humaines. C’est ainsi que le livre XV peut ne pas faire seulement appel à l’humanité — la conscience de l’appartenance commune au genre humain —, mais aussi au développement des savoirs et des techniques pour vaincre les « nécessités » de l’esclavage. C’est au terme de ce parcours que dans le livre XIX, un des plus importants de l’œuvre, Montesquieu finit de mettre au point la notion d’esprit général d’une nation, où se regroupent et se conjuguent, chaque fois de façon originale, tous les ordres de détermination, en une forme de causalité globale et réciproque. Et en même temps, il jette les bases d’une intelligence des niveaux d’appréhension du social (lois, mœurs et manières) et confirme, en reprenant longuement l’exemple anglais, l’enracinement des institutions politiques — même les meilleures, toujours rendues à leur caractère relatif — dans une histoire et une société spécifiques (XIX, 27).

15Si on passe au second versant de l’œuvre, trop souvent négligé par bien des commentateurs, bien qu’il soit considérable, et indispensable à l’intelligence approfondie du premier, l’analyse devient plus ardue. On ne saurait entrer dans le détail d’une pensée politique dont on ne peut indiquer ici que les vecteurs essentiels. Richesses, échanges, monnaie, développement de la population : l’intelligence de ces problèmes fondamentaux des entités politiques est fonction à la fois d’une confrontation entre monde ancien et monde moderne, monde moderne européen et « mondes nouveaux », et d’une référence constante aux implications de sa typologie. Montesquieu qui ne cesse d’affirmer qu’on est parvenu à « l’âge du commerce » et de se référer à la valeur première du travail (voir le célèbre chapitre « Des hôpitaux », XXIII, 29) et à un « productivisme » de principe (contre les « richesses de fiction » de l’inflation liée à la surexploitation des métaux précieux) n’est ni néo-mercantiliste, ni libéral au sens d’Adam Smith. En fait, l’aspect politique reste déterminant. Il est attaché à la stabilité d’un état social très dépendant du respect des ordres et des rangs, ainsi qu’aux fonctions régaliennes d’assistance, voire de tutelle : tous les « progrès » décisifs qu’il a conçus ont pour cadre ce qu’il pense être l’État politique moderne : une monarchie modérée à tous égards, qui peut et même « doit » pratiquer le « commerce de luxe ». Mais la nécessité dans un monde moderne, qui a laissé derrière lui le civisme antique, de fonder un ordre sans vertu en évitant les conséquences sociales d’une logique de l’intérêt, incite Montesquieu à définir un style de sociabilité original allant de pair avec le doux commerce. Les livres sur la religion dans les États modernes (XXIV et XXV), conçus et en grande partie écrits bien avant les livres XX à XXIII, s’ils témoignent, en arrière-plan, de la nostalgie qui ne cesse d’affleurer chez lui d’un ordre social, politique et spirituel voué au service de l’humanité que le catholicisme ne saurait accomplir, sont tout entiers au service d’un ordre au service de la paix sociale, que les « vertus chrétiennes » peuvent contribuer à établir, et de l’invention possible de règles de tolérance et de coexistence qui requièrent un renoncement à toutes les formes d’expansion que les fois supposent, même lorsqu’elles ne sont pas fanatisées.

16L’achèvement de L’Esprit des lois, au-delà des livres sur le fait religieux, peut être considéré sous trois points de vue :
— celui de la rationalité du droit en lui-même, où on peut faire aller de pair les livres XXVI (les lois dans le rapport avec les choses sur lesquelles elles statuent) et XXIX (la composition des lois) : s’y trouvent reprises directement les questions des rapports entre lois civiles et lois naturelles, et des limites et des modalités de l’action du législateur. La politique n’est en rien une science qui se déploie dans l’absolu, elle est peut-être d’abord conscience de ses limites.
— le point de vue, nouveau et capital comme aboutissement de la recherche de Montesquieu, de l’intelligence des « générations de lois » (Pensées, no 1795). Faut-il considérer seulement le système que forment lois civiles et lois politiques sur un problème donné, l’évolution politique entraînant des modifications du droit civil (lois romaines sur les successions, XXVII) ; ou faut-il aussi considérer non pas « l’origine des lois » mais « les lois dans leur origine », selon une vue renouvelée de l’évolution parallèle des données politiques et sociales, depuis les codes barbares jusqu’à la renaissance du droit romain et à la naissance des droits coutumiers (livre XXVIII, « De l’origine et des révolutions des lois civiles chez les Français ») ? Les manuscrits de travail le prouvent : cette mise en regard a été un moment considérée comme l’achèvement de l’ouvrage.
— il y a enfin les recherches ultimes sur les lois de l’ancienne France, qui ont relancé l’entreprise, comme nous l’apprend la correspondance des années 1746 et 1747. Le lien avec ce qui appartient au développement précédent de la pensée apparaît dans le titre définitif, avec le rapprochement des livres XXVII et XXVIII. Les livres XXX et XXXI sur la théorie et les révolutions des lois féodales — des lois d’un pouvoir politique lié à une organisation en fiefs — forment un prolongement qui permet à Montesquieu de régler son attitude à partir d’une réévaluation historienne des thèses « germanistes » et « romanistes » par rapport à une certaine représentation du pouvoir monarchique, celui du primus inter pares limité par des lois fondamentales. C’est, d’une certaine façon, le sujet politique de L’Esprit des lois depuis l’origine. Mais la transformation du politique que l’ouvrage induit dans tout son parcours le travaille et le modifie sensiblement.

Connaissance et méconnaissance d’une œuvre

17Il ne saurait être question de faire ici un bilan des critiques sans pertinence — ou des louanges inconsistantes — contre ou pour L’Esprit des lois à sa parution. Les attaques dont le livre fut l’objet nous paraissent tantôt obsolètes et sans intérêt ( le « spinozisme » de Montesquieu) et il en a fait lui-même assez bien justice, tantôt relever d’attaques politiques qui méconnaissent sa démarche (le Commentaire de Voltaire et plusieurs œuvres qui l’ont précédé, la supposée lettre d’Helvétius à Saurin), tantôt poser des problèmes réels et aigus, qu’il s’agisse de son style philosophique (donner à penser et non à lire, savoir dans quelle mesure on doit sauter les « idées intermédiaires »), d’enjeux de société et de civilisation, ou d’analyses économiques et financières (Dupin). Il faut tenir compte aussi de la stratégie de Montesquieu et de ses efforts plus ou moins réussis pour se tenir à l’abri de la polémique. Ainsi de l’attitude envers le fait religieux. Que le parti de considérer méthodiquement la religion comme fait politique et social qu’un État modéré doit régler au mieux, dans ses limites et au-delà, est peut-être plus dirimant par rapport aux destinées temporelles de la foi chrétienne que des diatribes contre l’infâme. On le lui fit bien sentir.

18On a souvent refusé à L’Esprit des lois, et dès le départ, la qualité d’œuvre des Lumières, avant qu’une partie de son contenu et ce qu’on croyait être son message ne fussent repris par diverses formes de la pensée « libérale ». Son destin moderne révèle sa capacité à échapper à ce double piège idéologique. La révolution dans la méthode a été mise en lumière de façon décisive (L. Althusser). La nouveauté dans l’ordre de l’élaboration du savoir est apparue progressivement, hors annexion positiviste, sous un jour de plus en plus favorable (Raymond Aron) ; son importance dans la définition des conditions politiques modernes a été réévaluée de façon très originale (John Pocock) : cette fécondité critique à long terme compense largement les rituelles références à une « séparation des pouvoirs » à demi comprise.

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