Fénelon

Céline Spector

1L’un des plus éloquents éloges de Montesquieu va à Fénelon, et plus particulièrement à ses Aventures de Télémaque (Catalogue, no [‣] : La Haye, 1705). Qualifié d’« ouvrage divin de ce siècle », au style « enchanteur », Télémaque semble inspiré d’Homère, jusque dans sa profusion d’épithètes (Pensées, nos 115, 123). L’enthousiasme suscité par la lecture de cet ouvrage « rival de l’Odyssée » tient au mélange de solidité et d’agrément qu’il procure. À cet égard, les Modernes ont eu tort d’en trouver la morale « commune » : Montesquieu la dit « relevée », tout en tenant compte du dessein privilégié de Fénelon – l’éducation du duc de Bourgogne en qui reposaient les espoirs d’une politique nouvelle. Parlant au cœur et à l’esprit, son œuvre sait atteindre le beau, le noble, le grave, le doux et le tendre, ce pourquoi il est digne d’une admiration et d’une reconnaissance éternelles (Extraits de lecture annotés sur Télémaque, OC, t. XVII : ms 2526/2, rédigé après 1750).

2Sur le plan esthétique, Montesquieu propose dans ses Pensées un jugement très proche de celui de Fénelon en ce qui concerne la beauté du poème homérique. Le texte des Pensées (no 108, inséré dans l’édition de 1783 de l’Essai sur le goût dans les Œuvres posthumes, p. 178-179), est à cet égard très proche de la Lettre à l’Académie, dans laquelle Fénelon insiste sur le charme de la « frugalité des mœurs » qu’Homère dépeint (« rien n’est si aimable que cette vie des premiers hommes », Lettre à l’Académie, X, 10, dans Œuvres, t. II, p. 1193). Comme Fénelon, Montesquieu fait l’éloge de la simplicité primitive : « Ce qui me charme dans les premiers temps, c’est une certaine simplicité de mœurs, une naïveté de la nature, que je trouve que là, et qui n’est plus à présent dans le monde (au moins que je sache) dans aucun peuple policé » (Pensées, no 1607). C’est encore cette douce frugalité et ce tableau de l’âge d’or qui transparaissent dans la peinture des vertueux Troglodytes : si l’utopie semble inspirée de la description des Patriarches et des israélites fournie par l’abbé Fleury dans ses Mœurs des israélites et des chrétiens (Paris, 1681), cet ouvrage inspire également la description que propose Fénelon des peuples frugaux de la Bétique (LP, [‣]-[‣] et Télémaque, livre VII).

3Cependant, l’hommage rendu à l’un des adversaires les plus résolus de la politique absolutiste ne vaut pas adhésion à son moralisme politique. D’un côté, Montesquieu rejoint certains thèmes chers à Fénelon, et plus largement à l’opposition aristocratique à Louis XIV. Dans la Lettre sur les occupations de l’Académie française ou dans l’Examen de conscience des devoirs de la royauté Fénelon avait mis en lumière le rôle des parlements et invoqué la nécessité de borner le pouvoir du monarque par les lois fondamentales et le respect des coutumes. Le recours à l’histoire de l’ancienne constitution française permet de dégager l’importance du pouvoir féodal et parlementaire, ainsi que du consentement de la nation aux impôts. Cependant, Montesquieu ne souscrit pas à l’ensemble du programme des Tables de Chaulnes (1711), où Fénelon soutient notamment l’établissement d’états provinciaux et la convocation périodique des États généraux, ainsi que l’abolition des justices seigneuriales – ce que Montesquieu, précisément, récuse (EL, II, 4 ; voir Carcassonne). Il reste un point commun d’envergure : Fénelon entend bien tempérer le « despotisme, cause de tous nos maux » (lettre au duc de Chevreuse du 4 août 1710). Le monarque qui pense accroître son pouvoir en ôtant toute borne à son autorité ne fait que le rendre moins sûr. Pour l’auteur du Télémaque déjà, le despotisme fondé sur la crainte est le régime le moins durable qui soit : « Souvenez-vous que les pays où la domination du souverain est plus absolue sont ceux où les souverains sont moins puissants » (J.-L. Goré éd., x p. 349 ; voir ii, p. 137 ; v, p. 196-197 ; xvii, p. 526-530 ; à confronter avec : LPpassim ; EL, VIII, 6-7). La conquête, loin d’étendre le pouvoir souverain, ne fait que le mettre en péril ; la véritable puissance est fondée sur la richesse agricole et commerçante ainsi que sur la population, là où l’impôt n’accable pas le travail (x, p. 324-325 ; p. 343-350 ; xi, p. 383 ; à comparer à LP, [‣] ; Romains et Réflexions sur la monarchie universelle, passim ; EL, VIII, 17).

4Il convient dès lors de mesurer ce qui sépare le moralisme politique de Fénelon de la rationalisation du droit et des mœurs proposée par Montesquieu. Certes, comme on l’a dit, dans les Lettres persanes, l’allégorie des bons Troglodytes met en scène un épisode inspiré de celui des peuples de la Bétique. Il s’agit de montrer que la vertu et la justice sont nécessaires à la conservation de la communauté : « l’intérêt des particuliers se trouve toujours dans l’intérêt commun » (LP, [‣]-[‣]). Toutefois, dans une communauté agrandie, le joug de la vertu paraît trop dur et il semble plus facile d’obéir à un prince et à ses lois, moins rigides que les mœurs (LP, [‣]). L’Esprit des lois, surtout, rompt avec la tradition des Miroirs du prince. Son ambition n’est pas de rechercher les « principes certains de justice, de raison, de vertu » qui fondent la sagesse de l’art de gouverner bien mieux que la quête de la vaine gloire (Télémaque, xviii, p. 553). Dans les monarchies modernes, l’abus de pouvoir doit être rendu impossible par les institutions et non par la tempérance du monarque et des grands ; la modération excède la discipline du désir de distinction et de domination. Dans sa théorie de la monarchie modérée, Montesquieu n’entérine donc pas la vision de Fénelon. L’une des raisons majeures de cette divergence tient à ce que celui-ci méconnaît la forme moderne – économique – de la puissance. La prospérité des grandes monarchies serait mise en danger par l’organisation austère de Salente : « La plupart des choses de police qu’il dit sur Salente ne conviennent qu’à une petite ville grecque qu’était Salente, et il ne faut appliquer à une grande monarchie que celles des choses qui peuvent convenir à une grande monarchie » (Extraits de lecture annotés sur Télémaque). Alors que les Aventures de Télémaque font du luxe la cause première de la décadence des empires, le pire des maux moraux, la source de toute corruption sociale, morale, économique, et politique (xvii, p. 521-524) et proposent un éloge de la frugalité indissociable du primat accordé à l’agriculture (X, p. 337-339), Montesquieu récuse l’« agrarianisme chrétien » (Rothkrug, 1965).

5Certes, Montesquieu se montrait proche de Fénelon dans un fragment de son Prince, ouvrage qu’il abandonné : « ôter l’argent nécessaire pour la culture des terres, pour le donner à eux qui ne l’emploieront que dans l’encouragement aux arts du luxe, n’est-ce pas appauvrir l’État ? » (Pensées, no 1631). Mais en réalité, les propositions de Fénelon ne valent que pour les républiques, où l’abondance des jouissances détourne les esprits de l’intérêt public (vii, 2-3) : « Les républiques finissent par le luxe ; les monarchies, par la pauvreté » (EL, VII, 4 ; voir XX, 4 ; LP, [‣]). Mandeville et Melon ont eu raison de compter, dans les grandes sociétés inégalitaires, sur la conversion des vices privés en vertus publiques ; ni l’ambition ni la vanité ne doivent être réprimées là où ces passions donnent vie au gouvernement et le conduisent à la prospérité (EL, IV, 2 ; XIX, 5-11 ; voir Pensées, no 5). La corruption que la monarchie doit craindre n’est pas celle de la vertu.

Bibliographie

Fénelon, Œuvres, Jacques Le Brun éd., Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1997, 2 volumes.

Fénelon, Les aventures de Télémaque, Jeanne-Lydie Goré éd., Paris, Garnier, « Classiques Garnier », 1994.

Albert Chérel, Fénelon au XVIIIe siècle en France, Paris, 1917 (Genève, Slatkine reprints, 1970), chap. xvii, p. 322-326.

Élue Carcassonne, Montesquieu et le problème de la Constitution française au XVIIIe siècle, Paris, 1927 (Genève, Slatkine reprints, 1970).

Jean Ehrard, L’Idée de nature en France dans la première moitié du XVIIIe siècle (1963), rééd. Paris, Albin Michel, 1994, p. 577-583.

Lionel Rothkrug, Opposition to Louis XIV, Princeton, Princeton University Press, 1965, chap. V.

Nannerl O. Keohane, Philosophy and the State in France, Princeton, Princeton University Press, 1980, chap. xii.

Carole Dornier, annotation du Temple de Gnide, OC, t. VIII, dir. Pierre Rétat, 2003, p. 389-420.

Christophe Martin, « “L’esprit parleur”. Montesquieu lecteur de Homère, Virgile, Fénelon et quelques autres », Montesquieu, œuvre ouverte ? (1748-1755), C. Larrère dir., Cahiers Montesquieu 9, 2005, p. 271-291.