Durkheim

Céline Spector

1Émile Durkheim a consacré à Montesquieu sa thèse latine de 1892, dont le titre (« Quid Secundatus politicae scientiae instituendae contulerit ») sera traduit par François Alengry sous le titre Montesquieu : sa part dans la fondation des sciences politiques (Revue d’histoire politique et constitutionnelle, juillet-septembre 1937) puis par Armand Cuvillier (La Contribution de Montesquieu à la constitution de la science sociale, dans un volume intitulé Montesquieu et Rousseau précurseurs de la sociologie, Paris, Marcel Rivière, 1953, traduction utilisée ici). Or cette incertitude terminologique fait apparaître l’enjeu de la lecture de Durkheim : dans quelle mesure Montesquieu a-t-il pu opérer ce passage de la philosophie ou des « sciences politiques » aux sciences sociales ?

2À la suite d’Auguste Comte (Cours de philosophie positive, 47e leçon), Durkheim ne peut placer le philosophe parmi les « précurseurs » de la sociologie qu’en l’interrogeant à partir de sa conceptualité propre. Loin de se borner à repérer dans L’Esprit des lois quelques thèses fondatrices, son interprétation, contemporaine de La Division du travail social, se caractérise par un souci de reconstruction systématique (Karsenti, 2002). Montesquieu est lu dans la perspective d’une émergence progressive de la sociologie à partir de la philosophie politique considérée comme art plutôt que science. Du point de vue de l’objet d’abord : parce que les lois dont il entend rendre raison touchent à la vie sociale tout entière, le philosophe a abordé la société sous tous ses aspects (famille, religion, morale, économie), si bien qu’il a écrit un véritable traité portant sur l’ensemble des faits sociaux. Certes, son information empirique demeure lacunaire et parfois erronée ; mais « personne auparavant ne s’était avancé aussi loin dans la voie qui a conduit ses successeurs à la vraie science sociale ; personne n’avait discerné aussi clairement les conditions nécessaires à l’établissement de cette science ».

3C’est donc à l’identification des conditions de constitution de la sociologie comme science que Durkheim procède d’abord, afin de voir dans quelle mesure Montesquieu l’a rendu possible. En premier lieu, L’Esprit des lois a tenté de dégager les causes générales qui agissent sur les sociétés humaines en abordant la vie sociale comme un fait offert à l’observation et à l’explication. L’ouvrage ne s’est pas contenté d’aborder les choses sociales comme un objet offert à l’observateur, il les a considérées comme distinctes de celles que traitent les autres sciences. Dans le chapitre suivant, Durkheim met en exergue ce geste essentiel dans la constitution de la science sociale : la classification des sociétés par espèces ou par types. Alors que la plupart des philosophes politiques se seraient contentés, dans leur typologie des gouvernements, de rechercher le meilleur régime, Montesquieu a pris acte de l’irréductible diversité des mœurs, qui appelle une pluralité de lois adaptées à la nature propre de chaque type de société. Si le philosophe ne s’est pas borné à décrire et à expliquer les institutions, ses jugements de valeur sont réglés selon des normes singulières, issues de la « nature des choses ».

4Dans l’interprétation de Durkheim, la classification des premiers livres de L’Esprit des lois n’est donc pas interprétée comme une simple typologie politique mais aussi comme une typologie sociale : les trois formes de sociétés (républicaines, monarchiques, despotiques) ne diffèrent pas seulement par le nombre des gouvernants et le mode d’exercice du pouvoir mais par leur nature tout entière ; elles ne sont pas déduites d’un principe posé a priori, mais formées par la comparaison des sociétés découvertes grâce à l’histoire, aux relations des voyageurs... Aussi faut-il comprendre quels peuples sont désignés par les gouvernements (cités gréco-romaines de l’Antiquité, grands peuples de l’Europe moderne, nations orientales). Montesquieu aurait tenté de penser la nature différenciée des sociétés, en tant que celles-ci diffèrent par le nombre, la disposition et la cohésion de leurs éléments – ce que Durkheim met à la base de la « morphologie sociale ». En démocratie d’abord, régime où la propriété est distribuée de façon égalitaire, les citoyens se vouent à la poursuite de l’intérêt commun ; là où la vie et l’activité des hommes se ressemblent, la société fonctionne en réalisant l’union des volontés autour de la patrie. C’est cette union des volontés que Montesquieu nommerait vertu politique : dans les conditions d’égalité et de frugalité, l’intérêt particulier n’a pas matière où s’alimenter et « l’âme sociale », la conscience d’appartenance à la communauté, prime naturellement dans l’esprit des hommes. Dans la monarchie en revanche, les fonctions publiques et privées sont partagées entre les différents ordres. Dans ce passage, Durkheim n’hésite pas à imposer à L’Esprit des lois  la problématique de La Division du travail social : la division du travail, absente des républiques, caractérise selon lui la société monarchique. Pour que la monarchie se distingue du despotisme, elle doit comprendre des ordres constitués (ce que Montesquieu nomme les pouvoirs intermédiaires) qui limitent le pouvoir d’un seul en le conduisant au respect des lois. Ainsi la distribution des pouvoirs est assimilée par Durkheim à la division du travail. La conclusion peut paraître surprenante : la société monarchique pourrait être comparée à un être vivant dont les éléments, en fonction de leur nature, remplissent différentes fonctions.

5L’intérêt de la philosophie politique de Montesquieu pour la sociologie naissante apparaît de la sorte : le philosophe aurait su distinguer deux formes de société radicalement différentes, subsistant grâce à des formes de solidarités distinctes, l’une mécanique, l’autre organique. Durkheim réinterprète ainsi la théorie du « principe » des gouvernements en terme de « lien social ». Alors que dans la république l’égalité et la frugalité susciteraient un lien social fondé sur la ressemblance (l’homogénéité des désirs et des genres de vie, l’aspiration commune au bien commun), l’inégalité des conditions du régime monarchique donnerait lieu à une solidarité fondée sur la différence : la hiérarchie stimule les ambitions en vue des honneurs, des richesses et des pouvoirs, si bien que les membres de la société se détournent de l’intérêt commun au profit de leur intérêt particulier. Dans la monarchie, chaque ordre n’a pas en vue la patrie (le tout social) mais seulement la partie (le domaine restreint de la vie sociale où sa fonction s’accomplit). La cohésion des éléments naît donc de leur diversité et de leur inégalité mêmes – l’ambition qui met en mouvement les ordres et les individus, les incitant, en même temps, à s’acquitter au mieux de leur fonction. Telle serait la caractérisation de l’honneur, principe de la monarchie. Grâce à lui, les hommes poursuivent le bien commun sans le savoir ni le vouloir, en l’absence de vertu : « Il se trouve que chacun va au bien commun, croyant aller à ses intérêts particuliers » (III, 7).

6Cependant, cette lecture laisse dans l’ombre la catégorie que L’Esprit des lois institue comme repoussoir. Durkheim passe sous silence l’analyse du despotisme, ce qu’il justifie curieusement par le fait que Montesquieu aurait mis « moins de soin à le décrire ». Aussi le sociologue se borne-t-il à rappeler que le principe de la vie sociale, dans les États despotiques, ne peut être ni la vertu (puisque le peuple ignore les affaires de la communauté), ni l’honneur (puisque aucune différence stable de condition n’existe). Les hommes ne sont ici « attachés » à la société que parce qu’ils suivent sans résistance et par crainte la volonté du prince.

7En dernière instance, Durkheim récuse donc l’objection selon laquelle Montesquieu aurait simplement distingué les sociétés d’après la forme de leur gouvernement – propriété essentielle d’où découleraient toutes les autres. Ce qui importe est ailleurs : L’Esprit des lois relève les différences de lois et de mœurs, de vie religieuse, économique, sociale et familiale. En un mot, si Montesquieu reste un théoricien du pouvoir, il est également devenu un théoricien des sociétés.

La légalité des phénomènes sociaux

8L’intérêt porté par Durkheim à l’œuvre de Montesquieu ne se limite pas, toutefois, à la classification des sociétés. Au chapitre iv de son étude (« En quelle mesure Montesquieu a-t-il pensé qu’il existe des lois déterminées des choses sociales »), le sociologue loue le philosophe d’avoir vu que « les faits sociaux, et principalement ceux dont il parle de façon spéciale, à savoir les lois, obéissent à un ordre déterminé et sont par suite susceptibles d’une interprétation rationnelle ». Montesquieu a cherché à identifier l’ordre sous-jacent à la diversité des lois et des mœurs, à rationaliser le divers en déterminant les raisons des usages, aussi variés soient-ils. Sans se borner à montrer que les lois dépendent de la forme des sociétés, il a tenté de mettre à jour les causes dont dépendent les formes de sociétés elles-mêmes. La réflexion doit dès lors porter sur la définition nouvelle et paradoxale de la loi que Montesquieu propose. Cette définition permet-elle d’envisager les institutions et les actions humaines comme soumises à des lois – et le cas échéant, s’agit-il des mêmes lois que celles qui régissent la nature ? La question engage l’existence d’une « physique sociale » : il s’agit de savoir dans quelle mesure le domaine de la culture pourra être expliqué sur le même mode que celui de la nature. La question, corrélativement, est celle des fondements anthropologiques de la science nouvelle : peut-on fonder une science du social sans admettre le principe d’une universelle nécessité – sans abolir chez l’homme toute liberté de la volonté ? S’il n’aborde pas cette question délicate de la liberté, Durkheim fait bien fond sur la définition liminaire des lois comme « rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses » (I, 1) pour créditer Montesquieu d’une rupture avec l’illusion légicentriste. Si la sociologie, pour se dire science, doit se débarrasser du politique comme instance normative autonome et envisager en continuité les lois qui règlent les sociétés – les lois conçues comme régularités ou rapports – et les lois positives qui émanent du législateur, L’Esprit des lois aurait précisément instauré cette continuité, de façon liminaire, entre les deux sens de la loi.

9Ici apparaît cependant une difficulté, peut-être insurmontable : comment concilier en effet le rôle conféré au législateur avec la possibilité de faire de Montesquieu l’un des fondateurs de la science sociale ? Dans L’Esprit des lois, les lois doivent se rapporter aux caractéristiques physiques et morales d’un peuple. Le rôle du législateur demeure essentiel, puisqu’il lui revient de mettre en œuvre cette convenance qui n’existe pas nécessairement, par nature. Comme le note le sociologue lui-même, le personnage du législateur apparaît ici comme l’indispensable artisan des lois. Il existe même des sociétés dans lesquelles non seulement les lois, mais la religion et les mœurs peuvent être façonnées par le politique, comme à Sparte ou en Chine (XIX, 16-19). Telle est la raison pour laquelle Durkheim reproche à Montesquieu de n’avoir pas été assez loin dans sa critique du volontarisme politique : Montesquieu ne se serait pas rendu compte que « les lois ne diffèrent pas en nature des mœurs, mais qu’au contraire elles en découlent puisqu’elles ne sont rien d’autre que des mœurs mieux définies » – que les mœurs sont les causes efficientes, et non les causes finales des lois.

De la méthode de Montesquieu

10Pour autant, cette divergence ne conduit pas Durkheim à resituer Montesquieu au sein de la philosophie politique classique. La méthode du philosophe se distingue de celle de ses prédécesseurs qui usaient principalement de la déduction, partant de la notion générale de l’homme afin de déduire la forme d’État qui lui convient. L’Esprit des lois aurait eu le mérite de substituer à cette méthode abstraite, porteuse d’un mauvais universalisme, la méthode expérimentale importée au sein de la physique sociale (chap. v). Ayant compris qu’il est impossible d’expérimenter dans les sociétés, Montesquieu a recouru au droit comparé et à l’histoire comparée – même si les « faits » ne font souvent que confirmer une déduction opérée à partir de ses principes. En vertu de cette méthode, L’Esprit des lois n’a pas séparé le droit de la moralité, de la religion, de l’économie, ni surtout de la forme de la société qui étend son influence à toutes les choses sociales. Tous ces faits, aussi différents soient-ils, expriment la vie d’une seule et même société (son « esprit général », même si le sociologue ne recourt pas à ce concept pourtant central) ; ils correspondent aux divers organes du même « organisme social » – la métaphore organique et l’analogie avec le vivant étant superposées au texte de Montesquieu (Casabianca, 2008).

11En conclusion, Durkheim résume donc les deux principaux apports de Montesquieu du point de vue de la formation de la sociologie comme science : c’est dans son œuvre que, pour la première fois, se trouvent établis les principes fondamentaux de la science sociale. Non seulement le philosophe a compris que les choses sociales sont objet de science, mais il a contribué à établir les notions indispensables à la constitution de celle-ci : la notion de type et la notion de loi. Sans doute est-ce à tort que L’Esprit des lois fait résulter les formes sociales des formes de gouvernement et considère l’un des types (le despotisme) comme phénomène « anormal » (ce qui est selon Durkheim incompatible avec la nature d’un type qui possède sa perfection propre, compte tenu des conditions de temps et de lieu auxquelles il répond). De surcroît, aux yeux de Durkheim, Montesquieu a conçu les lois du social de façon encore confuse : celles-ci n’expriment pas comment la nature de la société engendre les institutions sociales, mais les institutions qu’exige la nature de la société, comme si leur cause efficiente devait être cherchée dans la volonté du législateur, comme si la société mal instituée avait la faculté de s’écarter des lois de sa nature. Tel est donc le dernier mot de Durkheim : la science sociale après Montesquieu devra se donner pour tâche de dissiper cette équivoque. La sociologie devra établir que les lois des sociétés ne sont pas différentes de celles qui régissent le reste de la nature – ce sera la contribution d’Auguste Comte au progrès de la « science ».

12Il reste que cette interprétation de L’Esprit des lois appelle une interrogation sur la méthode. Conscient (comme Durkheim lui-même) que son auteur ne se prive jamais de juger, voire de condamner certaines institutions existantes au nom de principes universels, Raymond Aron proposera une lecture plus nuancée : Montesquieu serait le fondateur d’une sociologie compréhensive et non causale, que l’idéal-type wébérien permet d’appréhender. Il faut ajouter que son projet n’est pas de dégager des lois permettant l’élaboration désintéressée d’une physique sociale : il s’agit plutôt de savoir quand et comment corriger le droit ou agir opportunément sur les pratiques. L’Esprit des lois ne propose-t-il pas au législateur règles et maximes, exposant un savoir du « bien » et du « mal » politiques irréductible à une science des lois (Pensées, no 1940) ?

Bibliographie

Raymond Aron, Les Étapes de la pensée sociologique, Paris, Gallimard, 1967, chap. i.

Claudia Stancati, « Illuminismo e sociologia. Durkheim interprete di Montesquieu e Rousseau », Rivista internazionale di filosofia del diritto, IV serie, 55, 1978, p. 366-374.

Bruno Karsenti, « Politique de la science sociale. La lecture durkheimienne de Montesquieu », Revue Montesquieu 6 (2002), http://montesquieu.ens-lyon.fr/spip.php?article328.

Carlo Borghero, « Durkheim lettore di Montesquieu », Montesquieu e i suoi interpreti, Domenico Felice dir., Pise, ETS, 2005, p. 671-711.

Denis de Casabianca, Montesquieu. De l’étude des sciences à l’esprit des lois, Paris, Champion, 2008.