Coutumes, mœurs, manières

Céline Spector

1Autant que le projet de rationaliser les lois, la volonté de rendre raison des mœurs est à l’origine de L’Esprit des lois : « J’ai d’abord examiné les hommes et j’ai cru que, dans cette infinie diversité de lois et de mœurs, ils n’étaient pas uniquement conduits par leurs fantaisies » (Préface). À la perspective satirique des Lettres persanes (confrontation des mœurs parisiennes et des mœurs persanes) succède ainsi la comparaison des coutumes des nations – esquissée grâce à l’utilisation des récits de voyages – et leur explication par des causes, physiques ou morales. Montesquieu prend en compte la polysémie des mœurs : les mœurs, en premier lieu, expriment des opinions et des passions collectives et décrivent non seulement les besoins d’une société, mais aussi la nature de ses plaisirs et de ses aversions (ses goûts). Effets résultant d’une pluralité de causes (géographiques ou historiques, naturelles, sociales ou politiques), les mœurs déterminent à leur tour la conduite au sein d’un groupe social ou d’une nation. Il y a là, en première approche, un véritable cercle des mœurs : les opinions et les passions, une fois contractées, produisent une inertie que les mœurs reproduisent sous la forme d’une seconde nature (XIV, 4) – d’un « pli » (Pensées, no 934). De là découle le caractère donné des mœurs, qui se présentent comme coutumes. Simples ou raffinées, vertueuses ou corrompues, les mœurs constituent l’obstacle ou l’adjuvant que le législateur rencontre. Les mœurs sont plus originelles que les lois : ainsi chez les premiers Romains « les mœurs suffisaient pour maintenir la fidélité des esclaves ; il ne fallait point de lois ». Plus tard, « comme il n’y avait plus de mœurs, on eut besoin de lois » (XV, 16). Se pose ainsi le problème crucial du politique, celui du rapport qu’il convient d’instaurer entre les types de normes qui déterminent les conduites, entre les régimes de contrainte qui gouvernent les hommes, en un mot, entre les lois et les mœurs : l’art politique doit-il informer les mœurs ou s’en tenir à une adaptation réglée – les lois se contentant de suivre les mœurs issues de la nature et de l’histoire ?

Les mœurs dans le « principe »

2La réflexion sur les mœurs apparaît d’abord au moment de l’exposition du rapport entre « nature » et « principe » de chaque gouvernement. Entre la structure institutionnelle d’un régime et la passion dominante qui doit y animer les hommes, le rapport est dialectique : l’obéissance au pouvoir et aux lois suppose certaines mœurs, qui elles-mêmes doivent être formées et soutenues par l’art politique et par le droit. Montesquieu rompt ici avec toute perspective universaliste : chaque constitution se conserve grâce à des mœurs qui lui sont propres, et se corrompt lorsque ces mœurs ne sont plus adéquates.

3La république est le seul régime qui exige des mœurs pures. La « vertu », principe des démocraties, mais aussi à un moindre degré la modération, principe des aristocraties, supposent la bonté des mœurs : « L’amour de la patrie conduit à la bonté des mœurs, et la bonté des mœurs mène à l’amour de la patrie » (V, 2). Montesquieu emprunte à Machiavel l’idée d’une dialectique des bonnes lois et des bonnes mœurs : « Quand un peuple a de bonnes mœurs, les lois deviennent simples » (XIX, 22 ; VI, 11 ; voir Discours sur la première décade de Tite-Live, I, 18). Seul l’amour de la patrie assure la conservation des institutions républicaines, constamment menacées de corruption (VIII, 11). Mais à ce premier mouvement, qui va des mœurs aux lois, s’en ajoute un second, en sens inverse : dans les démocraties – le cas des aristocraties est plus complexe – les lois à leur tour doivent promouvoir la vertu en entretenant l’amour de l’égalité et de la frugalité (lois agraires, lois somptuaires, lois de succession). Toutefois, les conditions légales demeurent insuffisantes si elles ne s’accompagnent d’institutions chargées de la formation du citoyen (IV, 4-8). La vertu politique invoquée par Montesquieu implique un renoncement à soi-même et à ses plus chers intérêts (IV, 5), qui ne peut être obtenu qu’au prix d’une censure des mœurs : il faut que les censeurs, chargés du « dépôt des mœurs », « rétablissent dans la république tout ce qui a été corrompu, qu’ils notent la tiédeur, jugent les négligences et corrigent les fautes, comme les lois punissent les crimes » (V, 7). L’Aréopage fit mourir un enfant qui avait crevé les yeux à son oiseau : « Qu’on fasse attention qu’il ne s’agit pas là d’une condamnation pour crime, mais d’un jugement de mœurs dans une république fondée sur les mœurs » (V, 19). Cette importance accordée aux mœurs transparaît encore dans le rôle qui leur est accordé, en complément des lois voire à leur place, dans la mise en ordre du corps politique ; lorsque les lois agraires ne peuvent établir l’égalité des fortunes, les mœurs suppléent aux lois. L’instauration d’une chaîne de subordination pyramidale ancre la discipline politique dans une discipline morale : la subordination des jeunes gens envers les vieillards, des enfants envers les parents, des femmes à l’égard des maris, a pour effet de soutenir l’autorité du sénat. Dans les démocraties, la conservation de cette hiérarchie d’obéissance est la condition de la survie de l’État, et « il y a beaucoup à gagner, en fait de mœurs, à garder les coutumes anciennes » (V, 7). L’eunomie ne peut être séparée de l’isonomie (Larrère, 1994).

4Les États despotiques et monarchiques, en revanche, se conservent en l’absence de bonnes mœurs. Le despotisme, dont le principe est la crainte, requiert des usages serviles pour se conserver : l’éducation doit y être « nulle » afin de former un esclave obéissant (IV, 3). Quant aux monarchies, l’honneur y inspire des mœurs singulières, liées à la normativité de son code. Sur le théâtre du monde, règne des faux-semblants, les vertus sont nobles, les mœurs, franches, et les manières, polies, afin de satisfaire le désir de se distinguer qui est le ressort de ce régime. Les vertus, en premier lieu, ne sont pas des vertus morales, fondées sur des devoirs envers autrui, mais des vertus sociales, relevant des devoirs envers soi-même. Valorisant les actions grandes et extraordinaires plutôt que raisonnables ou bonnes, le code de l’honneur permet sous certaines conditions l’adulation, la ruse et la galanterie, ce pourquoi « les mœurs ne sont jamais si pures dans les monarchies que dans les gouvernements républicains ». Les mœurs proprement dites trahissent la distance qui existe, dans ce régime, entre les mobiles et les actes, les intentions subjectives et les résultats sociaux : la franchise n’est pas voulue pour elle-même, mais pour l’indépendance et le courage qu’elle fait admirer. Enfin les manières traduisent elles aussi la conversion des vices privés en vertus publiques ; les bienséances qui conduisent les hommes à se plaire procèdent de l’orgueil et de l’envie de se distinguer (IV, 2).

5La corruption des mœurs semble ainsi largement caractériser, en Occident, « nos temps modernes » (IV, 6). Faut-il le déplorer ? Le commerce, s’il adoucit les mœurs barbares, « corrompt les mœurs pures » (XX, 1). L’allégorie des Troglodytes semble déjà le suggérer : seule une communauté juste prospère, mais l’anarchie vertueuse qui fonctionne dans une petite société autarcique ne convient plus dans un grand État où l’économie prend son essor ; les hommes préfèrent alors obéir aux lois, « moins rigides » que les mœurs (LP, [‣]). Cependant, le primat du droit sur les mœurs peut également apparaître comme un gain, dès lors qu’il permet de dégager un espace de liberté soustrait à l’information du pouvoir. Ce qui semblait être un défaut de la monarchie ou des sociétés marchandes peut alors se retourner en atout : il n’est plus besoin d’un arsenal législatif pour maintenir l’égalité et la frugalité, ni d’une discipline morale afin de corriger les fautes et de préserver la vertu. Certes, la modération pénale, condition de la liberté du citoyen, est également requise dans les républiques et dans les monarchies : « Dans ces États [modérés], un bon législateur s’attachera moins à punir les crimes qu’à les prévenir ; il s’appliquera plus à donner des mœurs qu’à infliger des supplices » (VI, 9). La sévérité des peines est évitée par le recours aux mœurs, elles-mêmes fondées sur la crainte du blâme que la vertu politique comme l’honneur favorisent. Mais dans les démocraties, le jugement porté sur les mœurs est forcément arbitraire (dépendante de l’arbitre du juge, sans connotation péjorative), réglé par l’opinion plutôt que le droit. Ainsi du tribunal domestique, qui maintenait les mœurs : « Les peines de ce tribunal devaient être arbitraires, et l’étaient en effet : car tout ce qui regarde les mœurs, tout ce qui regarde les règles de modestie, ne peut guère être compris sous un code de lois. Il est aisé de régler par les lois ce qu’on doit aux autres ; il est difficile d’y comprendre tout ce qu’on se doit à soi-même » (VII, 10). Montesquieu souligne par contraste l’avantage d’une régulation économique dans les monarchies et les sociétés marchandes, où la discipline morale n’a pas lieu d’être. Sans doute dans une nation comme la France pourrait-on « contenir les femmes, faire des lois pour corriger leur mœurs », mais « qui sait si on n’y perdrait pas un certain goût qui serait la source des richesses de la nation et une politesse qui attire chez elle les étrangers » (XIX, 5) ? L’esprit de la nation, aussi frivole et immoral soit-il, contribue à la puissance de l’État.

Coutumes et esprit général 

6Au livre XIX, L’Esprit des lois envisage donc la question du rapport des lois à l’esprit général d’un peuple. Le concept de mœurs, d’abord substantiellement équivalent à celui d’esprit général (l’esprit général résulte des « exemples reçus », forgeant les mœurs qui « règnent aussi impérieusement que les lois » : Romains, xxi, OC, t. II, p. 263) devient ambivalent : l’esprit général, en tant que résultat de la composition des causes physiques et des causes morales, se donne sous la forme de mœurs (le caractère d’une nation), mais les mœurs sont aussi un facteur parmi d’autres au sein de l’esprit général (XIX, 4). Celui-ci résulte d’un ensemble de causes physiques et morales, ce qui conduit à ne pas surestimer le rôle du juridique : le droit n’est qu’un facteur parmi d’autres dans la formation et la régulation d’un peuple. Comme l’écrit Montesquieu dans une réponse aux critiques postérieure à la Défense de L’Esprit des lois, « les nations ont donc leurs caractères différents et leurs mœurs différentes. Qu’en ai-je conclu ? Voici ce que j’en ai conclu : c’est que ceux qui donnent des lois aux nations du monde doivent les donner assortissantes à ces mœurs et à ces caractères » (OC, t. VII, p. 345). Il importe donc de prendre en compte la causalité naturelle qui s’exerce sur les mœurs : la température de l’air, dilatant ou contractant les extrémités nerveuses, affecte la sensibilité de l’individu aux plaisirs et aux peines et suscite des inclinations, des besoins et des goûts. Les déterminations physiques constituent ainsi le point de départ d’une qualification morale (en terme de courage, de confiance, de franchise, ou au contraire de lâcheté, de passivité et de lascivité) et d’une qualification politique, en terme de liberté ou de servitude. La morale n’est plus une entité transcendante, appelant l’obéissance de la volonté libre des hommes et l’acquiescement de leur raison ; les vices et les vertus sont tributaires du climat : « Vous trouverez dans les climats du nord des peuples qui ont peu de vices, assez de vertus, beaucoup de sincérité et de franchise. Approchez des pays du midi, vous croirez vous éloigner de la morale même : des passions plus vives multiplieront les crimes ; chacun cherchera à prendre sur les autres tous les avantages qui peuvent favoriser ces mêmes passions. Dans les pays tempérés, vous verrez des peuples inconstants dans leurs manières, dans leurs vices même, et dans leurs vertus ; le climat n’y a pas une qualité assez déterminée pour les fixer eux-mêmes » (XIV, 2). La politique dépend tout aussi étroitement du naturel des hommes : les sujets paresseux, abattus et lâches sont enclins à supporter la servitude ; les sujets courageux, en revanche, résistent mieux aux conquêtes ou aux abus de pouvoir ; ils se montrent prêts à défendre leur liberté. Ainsi la chaleur excessive engendre non seulement la servitude politique mais aussi la servitude civile et la servitude domestique (livres XIV à XVII). La causalité à l’œuvre dans les mœurs est donc celle d’une continuité du physique au moral, qui se prolonge des mœurs aux lois : « Ce sont les différents besoins, dans les différents climats, qui ont formé les différentes manières de vivre, et ces différentes manières de vivre ont formé les diverses sortes de lois » (XIV, 10).

7Faut-il en conclure que les coutumes des hommes tiennent à la nature plutôt qu’à la politique ou à l’histoire, et relèvent de la nécessité plutôt que de la volonté ? Montesquieu, à l’évidence, est loin d’accorder aux causes physiques le pouvoir de déterminer intégralement et universellement les mœurs. Attaqué par ses censeurs, il soutiendra même que « le livre de L’Esprit des lois forme un triomphe perpétuel de la morale sur le climat, ou plutôt, en général, sur les causes physiques » (Explications données à la faculté de théologie, OC, t. VII, p. 247). Lorsqu’il écrit que « l’empire du climat est le premier de tous les empires » (XIX, 14), Montesquieu entend « premier » chronologiquement, et non par ordre d’importance. Les causes physiques dominent surtout chez les peuples sauvages, qui vivent dans une nature plutôt que dans une culture (livre XVIII ; voir XIX, 4). À cet égard, la réflexion sur les modes de subsistance permet d’esquisser une genèse de la civilisation, des peuples nomades (sauvages ou barbares, vivant de cueillette, de chasse ou d’élevage) aux peuples policés, agricoles et commerçants. Alors que les premiers se régulent par les mœurs, les seconds font émerger le droit afin de trancher les litiges relatifs à la propriété (XVIII, 13).

8Ce rôle nouveau accordé au droit conduit dès lors à s’interroger : faut-il exclure qu’un législateur rompe avec la « nature des choses » pour informer le tissu existant des manières et des mœurs et faire d’une nation paresseuse une nation productive, d’une nation barbare une nation policée ? Sur quel mode concevoir l’intervention politique à l’intérieur des usages et des traditions sédimentées par le temps ? En un sens, seul l’État despotique exclut tout changement des manières et des mœurs : « C’est une maxime capitale, qu’il ne faut jamais changer les mœurs et les manières dans l’État despotique ; rien ne serait plus promptement suivi d’une révolution. C’est que, dans ces États, il n’y a point de lois, pour ainsi dire ; il n’y a que des mœurs et des manières ; et, si vous renversez cela, vous renversez tout » (XIX, 12). Mais même dans ce cas – celui des nations d’Orient –, Montesquieu n’exclut pas que l’art politique puisse forcer la nature : lorsque les mœurs nonchalantes d’un peuple l’empêchent de subvenir à ses besoins, l’art de gouverner doit infléchir les conduites en jouant une passion contre une autre ou en utilisant les croyances (XIV, 5-9). Il y a là un précepte valable universellement, même si les gouvernements modérés l’appliqueront plus aisément : l’art politique doit réformer avec prudence, car un peuple « connaît, aime et défend toujours plus ses mœurs que ses lois » (X, 11) ; « les mœurs contribuent encore plus au bonheur d’un peuple que les lois » (Pensées, no 32). C’est pourquoi la réponse de Solon à qui l’on demandait si les lois qu’il avait données aux Athéniens étaient les meilleures, doit être entendue de tous les législateurs : « Je leur ai donné, répondit-il, les meilleures de celles qu’ils pouvaient souffrir » (XIX, 21). Parce que « les lois sont établies », là où « les mœurs sont inspirées », parce que les premières relèvent d’une « institution particulière » alors que les secondes « tiennent plus à l’esprit général », l’art de gouverner doit s’adapter aux pratiques singulières des peuples (XIX, 12).

9Les coutumes constituent de ce fait une véritable source du droit : au livre XXVIII de L’Esprit des lois, Montesquieu entend réhabiliter les coutumes en cherchant les sources du droit français dans la jurisprudence barbare ; loin de relever d’habitudes arbitraires et dénuées de fondement, les coutumes sont dotées de leur rationalité immanente. L’esprit de liberté ou de modération que Montesquieu souhaite voir préserver dans la monarchie tient précisément à la conservation des coutumes et des privilèges. Ainsi s’explique l’insistance sur l’histoire du droit français, caractérisé par la concurrence persistante de régimes normatifs distincts : c’est dans les lacunes de la loi territoriale hégémonique que se sont d’abord constituées les coutumes au titre de « supplément » des lois, jusqu’au moment où, sous le règne de Pépin le Bref et sous l’empire de l’ignorance, « les coutumes qui [au départ] s’étaient formées [avec] moins de force que les lois », en vinrent à se substituer aux lois (XXVIII, 12). Car la domination des coutumes, selon Montesquieu, n’est pas synonyme d’anarchie et de chaos. C’est l’accord de la jurisprudence et des mœurs qui est le critère ultime de la rationalité – ainsi à propos du combat judiciaire : « Je dis donc que, dans les circonstances des temps où la preuve par le combat et la preuve par le fer chaud et l’eau bouillante furent en usage, il y eut un tel accord de ces lois avec les mœurs que ces lois produisirent moins d’injustices qu’elles ne furent injustes ; que les effets furent plus innocents que les causes ; qu’elles choquèrent plus l’équité qu’elles n’en violèrent les droits ; qu’elles furent plus déraisonnables que tyranniques » (XXVIII, 17). Opposé à l’idée d’une codification du droit consacrant des principes a priori, universels et rationnels, critique à l’égard des projets d’uniformisation issus du droit romain considéré comme ratio scripta (ainsi qu’à l’unification des coutumes sous l’égide d’une coutume dominante [Bart, 2002]), Montesquieu, pour autant, n’interprète pas le droit comme issu des instincts et de la spontanéité vivante d’un peuple : il semble concilier la volonté d’une conservation de la jurisprudence comme expression des traditions qui ont façonné, dès l’origine, le caractère national, et l’idée d’une évolution pragmatique du droit, attentive aux transformations sociales. Le grand mérite de saint Louis fut précisément de mettre en œuvre cette évolution sans procéder à une codification abstraite contraire à l’esprit général de son temps : la modération du politique tient à ce qu’il parvint à inciter les hommes à l’intégration du droit romain dans les coutumes. Par la suite, les coutumes jusqu’alors « conservées dans la mémoire des vieillards » furent rédigées et constituèrent une source essentielle du droit : « Voici la grande époque. Charles VII et ses successeurs firent rédiger par écrit, dans tout le royaume, les diverses coutumes locales, et prescrivirent des formalités qui devaient être observées à leur rédaction. Or, comme cette rédaction se fit par provinces, et que, de chaque seigneurie, on venait déposer dans l’assemblée générale de la province les usages écrits ou non écrits de chaque lieu, on chercha à rendre les coutumes plus générales, autant que cela se put faire sans blesser les intérêts des particuliers qui furent réservés. Ainsi nos coutumes prirent trois caractères : elles furent écrites, elles furent plus générales, elles reçurent le sceau de l’autorité royale » (XXVIII, 45).

10L’importance des coutumes est donc opposée au volontarisme législatif : la loi ne peut légitimement entrer en conflit avec les hommes afin de les modeler conformément à ses fins, en justifiant d’une violence (fût-elle symbolique) au nom de l’obtention d’un bien politique présent ou futur. Les mœurs sont liées aux croyances, aux manières de penser et de sentir d’un peuple, que le législateur ne peut heurter sans se rendre coupable d’une « tyrannie d’opinion » (XIX, 3). Le politique, en un mot, doit se prévaloir d’un instrument distinct de la loi afin d’agir en profondeur sur le tissu consistant des pratiques et des habitudes partagées. Le statut intermédiaire des mœurs, à la croisée de l’intériorité et de l’extériorité, à l’articulation de l’individuel et du social, à la charnière du privé et du public, impose une approche politique singulière, qui évite d’imposer la « puissance » de la loi : il convient de modifier les manières et les mœurs par l’exemple d’autres manières et d’autres mœurs, plutôt que par le droit. L’erreur de Pierre le Grand en témoigne : l’art de gouverner doit promouvoir une modification douce des hommes qui agit comme la nature « d’une manière sourde et insensible » (VI, 13) ; il doit inciter par l’exemple au changement des manières au lieu de contraindre par la crainte de la sanction (XIX, 14).

Lois, mœurs, manières

11L’Esprit des lois introduit ainsi une tripartition originale : au couple classique des lois et des mœurs s’adjoint le concept de « manières », qui relevait jusqu’alors du domaine des moralistes et des traités de civilité. La régulation qui s’opère en deçà de la sphère juridique comprend désormais deux modalités distinctes, selon qu’elle concerne l’intériorité ou l’extériorité des conduites : « Les mœurs et les manières sont des usages que les lois n’ont point établis, ou n’ont pas pu, ou n’ont pas voulu établir. ¶Il y a cette différence entre les lois et les mœurs, que les lois règlent plus les actions du citoyen, et que les mœurs règlent plus les actions de l’homme. Il y a cette différence entre les mœurs et les manières, que les premières regardent plus la conduite intérieure, les autres l’extérieure » (XIX, 16). Du fait de cette scission assumée entre être et paraître, la perspective moraliste du Traité des devoirs (Pensées, nos 1270-1271) se trouve dépassée. Peu importe que les bienséances, visant l’agrément de la société, ne traduisent pas un sentiment sincère : chez les peuples vertueux, elles sont établies pour « gêner les vices » et chez les peuples aux mœurs vicieuses, pour « empêcher qu’on ne les soupçonne ». « Léger hommage que le vice rend à la vertu », les manières peuvent, selon les circonstances, relever de la réforme morale ou de la dissimulation (Pensées, no 1904). Même si la politesse des mœurs demeure préférable à celle des manières (EL, XIX, 27), Montesquieu ne souscrit pas à la critique de l’hypocrisie et des faux-semblants : l’art de plaire est constitutif du lien social (Pensées, no 464).

12Par là même, les manières peuvent constituer un domaine relativement autonome. Sans doute les lois, les mœurs et les manières entretiennent-elles un étrange rapport de « représentation » (XIX, 16) ; il ne faut pas pour autant les confondre : « Il n’y a que des institutions singulières qui confondent ainsi des choses naturellement séparées, les lois, les mœurs et les manières » (XIX, 21). Les exemples de Sparte et de la Chine illustrent ce principe. À Lacédémone, l’absence de civilité se conjuguait à l’information des mœurs par les lois, au profit d’une vertu purement martiale : « Lycurgue, dont les institutions étaient dures, n’eut point la civilité pour objet lorsqu’il forma les manières : il eut en vue cet esprit belliqueux qu’il voulait donner à son peuple » (XIX, 16). Quant à la Chine, la politesse extrême des manières (suivant les « rites »), y traduit également la confusion des régimes normatifs, voulue par le politique afin de discipliner le peuple au travail et de le maintenir dans l’obéissance (XIX, 17-20). Or cette confusion, selon Montesquieu, porte préjudice à la liberté : le législateur ne doit pas statuer sur les « choses indifférentes » qui relèvent des manières plutôt que du droit (XIX, 14). Ainsi s’esquisse une sphère de liberté civile à l’intérieur du domaine autorisé par les lois.

Bibliographie

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Céline Spector, « “Il faut éclairer l’histoire par les lois et les lois par l’histoire” : statut de la romanité et rationalité des coutumes dans L’Esprit des lois de Montesquieu », Généalogie des savoirs juridiques : le carrefour des Lumières, Mikhail Xifaras dir., Bruxelles, Bruylant, « Penser le droit », 2007, p. 15-41.