De la manière gothique

Pierre Rétat

1Les premiers éditeurs ont donné ce titre (qui correspond effectivement à l’idée centrale) à un texte autographe qui en est dépourvu, et présente tous les caractères d’un manuscrit en cours de rédaction et resté inachevé. Conservé longtemps à La Brède, il fut d’abord publié à la suite des Voyages, en 1896. On suppose que Montesquieu l’a rédigé en 1734 (une fiche de lecture qui y est jointe est de la main du secrétaire E, 1734-1739). Montesquieu s’y inspire étroitement d’idées qu’il avait exposées dans Florence la Galerie du Grand-Duc (notes prises lors de ses visites au futur musée des Offices et ensuite réorganisées) et en reprend textuellement quelques passages (OC, t. X, p. 537 ; p. 546 et 590).

2« La manière gothique n’est la manière d’aucun peuple particulier, c’est la manière de la naissance et de la fin de l’art. » Cette thèse, exprimée d’emblée, rompt avec l’opinion commune et la signification admise du mot « gothique » : à la manière des Goths, synonyme de barbarie et de mauvais goût.

3Manière gothique signifie chez Montesquieu ignorance du dessin, qui donne aux productions de l’art le mouvement et la grâce, par opposition à la raideur, la dureté, la symétrie que l’on observe dans les commencements et dans les périodes de décadence. De là une vision de l’évolution des arts, que domine le modèle de l’excellence grecque. Les Grecs sont parvenus avec rapidité à la perfection de l’art, ils ont été imités par les Romains, ils ont « ouvert l’esprit » des peintres et des sculpteurs de la Renaissance. Avec la même rapidité ils ont inventé en poésie presque tous les genres. Montesquieu imprime un mouvement saisissant à l’histoire de l’art : « Ce n’est pas la longueur du temps qui prépare les arts. Ils naissent tout à coup d’une certaine circonstance. »

4Quelle est cette « circonstance » ? Montesquieu la trouve en se faisant une objection : pourquoi les Égyptiens, si savants dans le dessin, se sont-ils « arrêtés » à la dureté de la « manière gothique » ? C’est que les lois religieuses leur imposaient une invariabilité absolue des coutumes et des arts. Les Grecs au contraire n’étaient pas gênés par leur religion. Ils voyaient et imitaient le nu. Le culte des images a sauvé les arts dans le monde chrétien.

5Même si tel passage de l’Essai sur le goût (« Des contrastes ») renvoie un écho de ce texte, Montesquieu n’a pas réutilisé ni exploité ailleurs les idées qu’il lançait ainsi au retour de son voyage d’Italie. Au moins y expérimente-t-il une méthode de pensée, fondée sur la mise en relation et en interférence des ordres de faits et de causalité qui prouvera sa fécondité ailleurs.

Bibliographie

Manuscrit

BnF NAF 15465, f. 14-28.

Première édition

Voyages, t. II (1896), p. 367-375.

Édition critique

OC, t. IX, p. 83-102 (Pierre Rétat éd.) [édition enrichie en ligne, 2020, (http://montesquieu.huma-num.fr/editions/genres-divers/de-la-maniere-gothique/presentation)].