Séparation des pouvoirs

Michel Troper

1La séparation des pouvoirs, l’un des principes fondamentaux du constitutionnalisme moderne et de l’État de droit est indissociable du nom de Montesquieu. Quand on écrit sur la séparation des pouvoirs, on ne manque jamais de citer le nom du baron de la Brède ou le chapitre 6 du livre XI de L’Esprit des lois, « De la constitution d’Angleterre », et à l’inverse, quand on évoque l’œuvre de Montesquieu, c’est la séparation des pouvoirs qui vient d’abord à l’esprit. À vrai dire, cette association ne va pas sans difficultés. Le malentendu ne provient pas, comme on l’écrit parfois, de ce que Montesquieu n’emploie pas l’expression « séparation des pouvoirs ». Il est vrai qu’il ne l’emploie pas — bien qu’il écrive que « il n’y a point encore de liberté si la puissance de juger n’est pas séparée de la puissance législative et de l’exécutrice » — mais il pourrait parfaitement être l’inventeur de la doctrine qu’on a plus tard désignée de cette manière et la nommer autrement ou ne pas la nommer du tout. On ne peut donc découvrir le lien véritable entre Montesquieu et la séparation des pouvoirs qu’en recherchant d’abord ce qu’on entend habituellement par séparation des pouvoirs, puis en examinant si c’est bien cette doctrine qui est exposée par Montesquieu dans L’Esprit des lois. L’intérêt de la question ne se borne pas à un point d’histoire de la philosophie politique et il ne s’agit pas seulement de savoir s’il est bien l’inventeur de cette théorie ou si le mérite — ou le cas échéant l’erreur — doit être imputée à un autre.

2La discussion sur la paternité de Montesquieu touche en réalité des questions de fond théoriques et pratiques. Quelles sont les fonctions de l’État ? Comment faut-il les répartir pour garantir la liberté, tout en préservant l’efficacité du pouvoir et en évitant les risques de paralysie ? À ces questions Montesquieu apporte une réponse, dont la pertinence et la spécificité apparaissent plus clairement lorsqu’on la confronte à d’autres doctrines qui, sous le nom de séparation des pouvoirs, se donnent à tort pour des variations sur le thème développé dans le chapitre 6 du livre XI de L’Esprit des lois et présentent d’ailleurs de très graves défauts.

La conception classique de la séparation des pouvoirs

3On appellera ici « classique » la conception de la séparation des pouvoirs que l’on rencontre, notamment dans les ouvrages de droit public, depuis le milieu du XIXe siècle. Selon cette conception, qui comporte d’ailleurs plusieurs variantes, la séparation des pouvoirs est une technique d’ingénierie constitutionnelle — ou, comme on préfère dire, une maxime d’art politique — visant à garantir la liberté. On impute sa découverte à Montesquieu et on l’expose généralement à l’aide de citations tirées de L’Esprit des lois et elle consiste dans la « séparation », c’est-à-dire dans un certain mode de distribution ou de répartition des fonctions de l’État entre plusieurs autorités.

Les pouvoirs

4L’État exerce une grande variété de fonctions d’ordre socio-politique — faire la guerre, rendre la justice, maintenir l’ordre et la sécurité, etc. — mais il le fait par le droit, en produisant des règles générales et des commandements particuliers, c’est-à-dire en exerçant différentes fonctions juridiques.

5Dans la langue juridique, autant que dans la langue ordinaire, le mot pouvoir a une multitude de significations. Il désigne tantôt l’une de ces fonctions juridiques, tantôt la puissance nécessaire pour l’exercer, tantôt l’autorité ou organe qui en est investie. Le pouvoir législatif est ainsi ou bien la fonction législative ou bien le pouvoir confié à une autorité pour lui permettre de faire les lois ou bien encore cette autorité elle-même, le Parlement par exemple dans les démocraties modernes. Dès lors l’expression « séparation des pouvoirs » désigne aussi bien une simple distribution des fonctions qu’une séparation des organes et l’on parle de séparation fonctionnelle ou de séparation organique.

6Lorsqu’on distingue deux fonctions, il s’agit de la fonction législative, consistant à faire des lois, c’est-à-dire des règles générales et impersonnelles, et la fonction exécutive, par laquelle les lois sont appliquées à des cas concrets, soit par des actes matériels (construire des routes, employer la force pour assurer l’ordre public), soit par des décisions particulières.

7Lorsqu’il est question d’une troisième fonction, c’est de la fonction judiciaire ou juridictionnelle qu’il s’agit. Si l’on refuse de la traiter comme une troisième fonction, c’est qu’on estime qu’elle consiste à trancher des litiges par l’application de la loi, ce qui en fait une simple branche de la fonction exécutive. Si l’on considère au contraire que les litiges ne peuvent ou ne doivent pas être tranchés exclusivement par l’application des lois, mais que les juges disposent en fait ou doivent disposer d’un large pouvoir d’appréciation, on conclut qu’on est bien en présence d’une troisième fonction.

La séparation

8Sur ce fondement théorique, le principe d’ingénierie s’énonce dans la doctrine classique comme la combinaison de deux règles distinctes, la règle de la spécialisation, la règle de l’indépendance. La première est simple. Il doit y avoir autant d’autorités ou organes de l’État que de fonctions et chaque autorité doit être spécialisée dans l’une des fonctions, c’est-à-dire exercer une fonction et l’exercer seule, ne participer en rien à l’exercice des autres fonctions. Quant à l’indépendance elle signifie que chaque autorité doit être à l’abri de toute influence des autres, faute de quoi il n’y aurait pas de spécialisation. L’indépendance provient avant tout de l’absence de pouvoir de révocation d’une autorité sur une autre, mais accessoirement une autorité est aussi indépendante si elle ne doit pas sa nomination à une autre, si son budget ne lui vient pas d’une autre ou encore si des poursuites judiciaires ne peuvent être exercées contre elle par l’une des autres. On voit par là que l’indépendance totale n’est pas possible et qu’il y a seulement un degré plus ou moins élevé d’indépendance. Chacune des autorités indépendantes est ainsi un véritable « pouvoir ».

9De la mise en œuvre de ces deux règles, on attend un bénéfice considérable. Chacun des pouvoirs sera en mesure de s’opposer à l’autre (ou aux autres), s’il s’avisait de vouloir devenir despotique, de sorte que, grâce à cet équilibre, la liberté sera préservée. Telle est la thèse traditionnellement imputée à Montesquieu.

10À vrai dire, on ne l’invoque pas toujours de manière parfaitement rigoureuse et il se trouve des auteurs pour parler aussi de séparation des pouvoirs pour désigner seulement soit la spécialisation d’autorités qui ne sont pas indépendantes, soit l’indépendance mutuelle d’autorités non spécialisées, soit encore n’importe quel équilibre obtenu sans spécialisation ni indépendance. Contre toute attente, ils estiment que l’application de l’une seulement des deux règles qui forment le principe de la séparation des pouvoirs ne constitue pas un rejet de ce principe, mais une forme atténuée ou une conception large et qu’elle permet en tout état de cause d’obtenir l’équilibre recherché. Cette attitude n’a qu’un intérêt rhétorique, puisqu’elle permet de prétendre que, sauf le despotisme absolu et la démocratie directe, la plupart des régimes satisfont d’une manière ou d’une autre au principe de la séparation des pouvoirs.

11Mais le principe est aussi employé pour réaliser une classification générale des constitutions. Les juristes distinguent ainsi les systèmes de confusion des pouvoirs, les systèmes de séparation absolue des pouvoirs et enfin ceux qui l’appliquent de façon atténuée et réalisent une séparation des pouvoirs dite souple ou encore une collaboration des pouvoirs. Bien qu’il puisse y avoir des divergences sur le classement, c’est-à-dire sur l’affectation de telle ou telle constitution à l’une ou l’autre des catégories, cette classification est aujourd’hui largement dominante.

12Les systèmes de confusion des pouvoirs sont ceux dans lesquels une seule autorité exerce toutes les fonctions ou contrôle leur exercice. On oppose quelquefois la confusion réalisée au profit de l’exécutif — on cite les dictatures militaires — et la confusion réalisée au profit de pouvoir législatif, aussi appelée « régime d’assemblée » dont il existe peu d’exemples à part la Convention nationale de 1792-1795. Ces termes sont évidemment dépourvus de pertinence, puisque, en cas de confusion, il n’y a plus ni exécutif, ni législatif.

13Les systèmes de séparation absolue ou rigide des pouvoirs sont ceux dans lesquels les autorités sont à la fois spécialisées et indépendantes et dans lesquels la spécialisation et l’indépendance sont appliquées de manière excessivement rigoureuse, sans aucune exception. Les auteurs français rangent dans cette catégorie les constitutions françaises de 1791 et de l’an III, dont ils disent même parfois qu’elle va jusqu’à réaliser un isolement des pouvoirs. Ils estiment en général dans les deux cas, que les constituants ont été influencés par Montesquieu, mais guidés par une interprétation erronée et dogmatique de L’Esprit des lois. Certains auteurs ajoutent à la catégorie la constitution de 1848 et la constitution américaine, mais ces classements sont rejetés par d’autres. Les auteurs américains en revanche considèrent pour la plupart que la séparation des pouvoirs organisée par leur constitution n’est pas rigide.

14Tous les autres régimes appartiendraient donc à la catégorie des régimes de séparation souple des pouvoirs ou de collaboration. Il s’agit en réalité d’une catégorie hétérogène, puisqu’elle regroupe tous les systèmes représentatifs, aussi bien les régimes parlementaires à l’anglaise, qui réalisent une spécialisation d’autorités mutuellement dépendantes — la Chambre des communes peut destituer le cabinet, tandis que le Premier Ministre peut déclencher la dissolution de la Chambre des communes — que le régime présidentiel, dans lequel les autorités sont indépendantes, puisque le président n’est pas révocable par le Congrès et qu’il ne peut pas le dissoudre, mais non spécialisées.

15Si Montesquieu apparaît ainsi comme l’un des pères du constitutionnalisme moderne, c’est parce qu’il aurait été l’un des premiers à formuler cette idée que le pouvoir devrait être organisé de manière à préserver la liberté, que cette organisation devrait s’exprimer dans une règle qui est la constitution et que celle-ci devrait instituer des pouvoirs spécialisés et indépendants. Il aurait ainsi établi entre constitution et séparation des pouvoirs un rapport essentiel, au point que le respect du principe de la séparation des pouvoirs allait devenir la pierre de touche d’une constitution digne de ce nom. C’est du moins ainsi que la doctrine classique interprète la formule de l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de constitution ».

16Sans doute, comme il arrive pour toutes les théories, la paternité de Montesquieu est-elle parfois discutée et l’on a attribué le mérite d’avoir découvert la séparation des pouvoirs à d’autres auteurs comme Locke ou Bolingbroke. Bien entendu, ces discussions sont sans objet s’il s’avère que la séparation des pouvoirs est une mauvaise doctrine. Or, c’est un fait que, ainsi présentée, elle a suscité de nombreuses critiques.

Les critiques contre cette doctrine

17Certaines de ces critiques, qu’on rattache parfois au nom de Jean-Jacques Rousseau, sont fondées sur la théorie de la souveraineté, une et indivisible. L’indivisibilité ne signifie pas qu’il est déconseillé ou interdit de diviser la souveraineté, mais littéralement qu’il est impossible de le faire et que toute tentative aboutirait immanquablement soit à une destruction, qui serait celle de l’État lui-même, c’est-à-dire à la paralysie du pouvoir ou à l’anarchie, soit à sa reconstitution par la réunion de tous les pouvoirs entre les mains d’un seul. D’autres auteurs se placent sur le terrain pratique et assurent que, si les pouvoirs peuvent s’arrêter l’un l’autre, il en résultera des situations de blocage institutionnel qui ne pourront être résolues que par des coups d’État répétés. Ils invoquent l’exemple de constitutions fondées sur la séparation des pouvoirs ou tout au moins sur une interprétation excessivement rigide de ce principe. Ainsi, à cause de la séparation des pouvoirs, le régime issu de la constitution française de l’an III aurait conduit au 18 brumaire et à la dictature de Bonaparte, la Seconde République au 2 décembre.

18Cependant, ces critiques s’effondrent si on les confronte à une seconde critique, décisive celle-là, dirigée contre Montesquieu par le plus grand juriste français du XXe siècle, Raymond Carré de Malberg : des autorités spécialisées ne pourraient se faire équilibre qu’à la condition que leurs pouvoirs soient équivalents. Or, les fonctions sont au contraire hiérarchisées, car l’exécution des lois est bien évidemment subordonnée aux lois elles-mêmes. Si les autorités sont spécialisées, l’autorité exécutive sera étroitement subordonnée à la fonction législative. La hiérarchie des organes suit la hiérarchie des fonctions et jamais un pouvoir subordonné ne pourra arrêter un pouvoir supérieur. La séparation des pouvoirs ne porte donc pas atteinte à l’unité de la souveraineté, car il reste toujours un pouvoir souverain et c’est le pouvoir législatif. Une constitution fondée sur la séparation des pouvoirs n’entraîne donc aucun risque de blocage ou de coup d’État, et si le pouvoir exécutif a recours à la force, c’est seulement comme un subordonné qui se rebelle contre un pouvoir supérieur.

19La critique formulée par Carré de Malberg est irréfutable, mais faut-il admettre que Montesquieu s’est gravement trompé et à sa suite les auteurs des nombreuses constitutions, qui se réclament de lui ? C’est le mérite de Charles Eisenmann que d’avoir démontré que la thèse contenue dans le chapitre 6 du livre XI de L’Esprit des lois est profondément différente de la séparation des pouvoirs telle qu’on la concevait classiquement et qu’elle échappait donc à la critique.

La conception de Montesquieu

20La démonstration est assez simple : en premier lieu, Montesquieu est parfaitement conscient de la hiérarchie des fonctions. Sans doute, sa classification des fonctions juridiques de l’État — en particulier sa définition de la fonction exécutive — n’est ni précise, ni cohérente. Il distingue au début du chapitre entre « la puissance législative, la puissance exécutrice des choses qui dépendent du droit des gens, et la puissance exécutrice des choses qui dépendent du droit civil ». La troisième est appelée aussi « puissance de juger » et la seconde « puissance exécutrice de l’État ». On pourrait donc penser que la puissance exécutrice porte exclusivement sur les relations internationales. Pourtant, quelques lignes plus loin, il écrit que si « la puissance législative est réunie à la puissance exécutrice, il n’y a point de liberté, parce qu’on peut craindre que le même monarque ou le même sénat de fasse des lois tyranniques pour les exécuter tyranniquement ». C’est donc que la puissance exécutrice ne consiste pas seulement dans l’exécution des choses qui dépendent du droit des gens, mais aussi dans l’exécution de lois positives internes. Dans tout le reste du chapitre, c’est en ce sens qu’est employée l’expression de « puissance exécutrice », et il précise même que la puissance législative n’est que « la volonté générale de l’État et l’autre que l’exécution de cette volonté générale ». Il aurait donc été parfaitement contradictoire de vouloir organiser un équilibre entre un organe chargé d’énoncer la volonté de l’État et un autre chargé de l’exécuter.

21Un tel équilibre n’est concevable qu’entre des autorités non spécialisées et non indépendantes et justement, dans la constitution d’Angleterre telle que Montesquieu la décrit, les autorités ne sont ni spécialisées, ni indépendantes.

22Elles ne sont pas spécialisées, car le pouvoir législatif est confié non pas à une, mais à trois autorités distinctes, une assemblée composée de représentants du peuple, une assemblée de nobles et enfin le roi, qui dispose d’une faculté d’empêcher, c’est-à-dire d’un droit de veto absolu. Une loi ne peut être adoptée qu’après avoir obtenu le consentement de ces trois autorités et une seule peut s’y opposer. Cette structure est bien celle de la constitution anglaise telle que la décrivaient les contemporains et les successeurs de Montesquieu : le pouvoir législatif y appartient au Parlement, composé de la Chambre des communes, de la Chambre des lords et du Roi. Celui-ci est donc une partie du Parlement, comme le montre l’expression « the King in Parliament ». Or, chacune de ces trois autorités, loin d’être spécialisée, exerce aussi une autre fonction. Le roi exerce la fonction exécutive, la Chambre des lords une partie de la fonction judiciaire et la Chambre des communes peut exercer l’accusation dans les affaires publiques et contrôler la manière dont les lois sont exécutées.

23Qu’en est-il de l’indépendance ? Outre ce contrôle de la Chambre sur l’exécution des lois, qui peut aboutir à une mise en accusation des ministres, il faut souligner le pouvoir du roi de convoquer ou ajourner les Chambres.

24Ainsi, loin de préconiser la spécialisation et l’indépendance, Montesquieu fait l’éloge d’un système qui justement est fondé sur un principe contraire : « Voici donc la constitution fondamentale du gouvernement dont nous parlons. Le corps législatif y étant composé de deux parties, l’une enchaînera l’autre par sa faculté mutuelle d’empêcher. Toutes les deux seront liées par la puissance exécutrice, qui le sera elle-même par la législative. » Il faut souligner que si la puissance exécutrice peut ainsi lier les deux parties du corps législatif, c’est-à-dire les deux Chambres, ce n’est pas réellement en tant que puissance exécutrice — en tant que puissance exécutrice, elle est subordonnée — mais en tant qu’elle est elle-même, par le droit de veto, une partie du pouvoir législatif.

25Eisenmann observe d’ailleurs qu’aucun de ceux qui, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle et dans la première moitié du XIXe, se sont explicitement réclamés de lui, n’a pensé que L’Esprit des lois préconisait la spécialisation et l’indépendance des pouvoirs, ni Blackstone, ni de Lolme, ni les auteurs du Fédéraliste, ni le groupe des monarchiens à l’Assemblée constituante de 1789, ni Benjamin Constant. On peut souligner encore que la doctrine décrite sous le nom de séparation des pouvoirs par les juristes français du XXe siècle présuppose une conception de la liberté très différente de celle qu’expose Montesquieu : pour l’auteur de L’Esprit des lois, la liberté qu’il s’agit de préserver par la séparation des pouvoirs, c’est la liberté politique. Le livre XI est d’ailleurs intitulé « De la liberté politique dans son rapport avec la constitution ». Or, la liberté politique est bien différente de la liberté civile. Ce n’est pas l’indépendance, ni la jouissance de ses droit, mais, dit-il, une situation dans laquelle on n’obéit qu’aux lois. On peut bien concevoir le rapport du pouvoir à la liberté civile comme un jeu à somme nulle, dans lequel la liberté est d’autant plus grande que le pouvoir est plus limité et le pouvoir d’autant plus fort que la liberté est restreinte, mais la liberté politique, ainsi définie comme l’obéissance aux lois, ne peut varier en fonction de l’extension de la sphère ou de l’intensité du pouvoir.

26On peut alors, à la suite d’Eisenmann, constater que Montesquieu préconise en réalité l’application de deux principes différents. Le premier peut être appelé « séparation des pouvoirs », bien que l’auteur de L’Esprit des lois n’emploie pas cette expression. Il ne prescrit ni la spécialisation, ni l’indépendance. À vrai dire, il ne prescrit rien, car il s’agit d’un principe purement négatif, c’est-à-dire d’un principe dont le seul objet est d’indiquer ce qu’il ne faut pas faire. Ce qu’il convient d’éviter, c’est tout simplement la confusion des pouvoirs ou la réunion des pouvoirs entre les mains d’un seul. « Lorsque, dans la même personne ou dans le même corps de magistrature, la puissance législative est réunie à la puissance exécutrice, il n’y a point de liberté, parce qu’on peut craindre que le même monarque ou le même sénat ne fasse des lois tyranniques pour les exécuter tyranniquement » (EL, XI, 6).

27Le verbe séparer qu’il emploie parfois ne signifie nullement isoler. C’est seulement chez lui l’antonyme de confondre ou de réunir. Quand il écrit : « Il n’y a point encore de liberté si la puissance de juger n’est pas séparée de la puissance législative et de l’exécutrice », c’est pour opposer cette situation à celle où cette puissance « est jointe à la puissance législative ». Parfois même séparer a seulement le sens de distinguer, comme dans le titre d’un chapitre du livre XXIX, « Qu’il ne faut point séparer les lois de l’objet pour lequel elles sont faites ». Ainsi, pour que les pouvoirs soient séparés, il suffit qu’ils ne soient pas réunis.

28Cependant, si Montesquieu est incontestablement un partisan de la séparation des pouvoirs, ainsi entendue dans un sens très différent de la doctrine juridique du XXe siècle, il n’en est ni l’inventeur, ni le seul défenseur. Il s’agit même au siècle des lumières d’un lieu commun de la philosophie politique, qui est même exprimé de façon semblable par de nombreux auteurs, dont le seul point commun est l’hostilité au despotisme. On le trouve par exemple chez Merchamont Nedham, un écrivain anglais du XVIIe siècle, qui écrivait : « A fifth Errour in Policy hath been this, viz. a permitting of the Legislative and Executive Powers of a State, to rest in one and the same hands and persons » (The Excellency of a Free State, 1656), ou encore chez Locke : « Comme ce pourrait être une grande tentation pour la fragilité humaine et pour ces personnes qui ont le pouvoir de faire des lois, d’avoir aussi entre leurs mains le pouvoir de les faire exécuter, dont elles pourraient se servir pour s’exempter elles-mêmes de l’obéissance due à ces lois qu’elles auraient faites, et être portées à ne se proposer, soit en les faisant, soit lorsqu’il s’agirait de les exécuter, que leur propre avantage, et à avoir des intérêts distincts et séparés des intérêts du reste de la communauté, et contraires à la fin de la société et du gouvernement : c’est, pour cette raison que, dans les États bien réglés, où le bien public est considéré comme il doit être, le pouvoir législatif est remis entre les mains de diverses personnes, qui dûment assemblées, ont elles seules, ou conjointement avec d’autres, le pouvoir de faire des lois, auxquelles, après qu’elles les ont faites et qu’elles se sont séparées, elles sont elles-mêmes sujettes ; ce qui est un motif nouveau et bien fort pour les engager à ne faire de lois que pour le bien public » (Traité du gouvernement civil, 1690, chapitre XI, « Du pouvoir législatif, exécutif et fédératif d’un État », trad. David Mazel, Paris, Desveux et Royez, 1795, sur le texte de la 5e édition [« dernière édition de Londres »], publiée en 1728, [‣]).

29Même un philosophe comme Rousseau, généralement présenté comme un adversaire de la séparation des pouvoirs — ce qui serait exact si la séparation des pouvoirs visait à garantir la liberté par l’équilibre des pouvoirs — rappelle le principe négatif : « Celui qui fait la loi sait mieux que personne comment elle doit être exécutée et interprétée. Il semble donc qu’on ne saurait avoir une meilleure constitution que celle où le pouvoir exécutif est joint au législatif : mais c’est cela même qui rend ce gouvernement insuffisant à certains égards, parce que les choses qui doivent être distinguées ne le sont pas, et que le prince et le souverain n’étant que la même personne ne forment, pour ainsi dire, qu’un gouvernement sans gouvernement. ¶Il n’est pas bon que celui qui fait les lois les exécute, ni que le corps du peuple détourne son attention des vues générales pour les donner aux objets particuliers » (Jean-Jacques Rousseau Du contrat social ou principes du droit politique, 1762, livre III, chap. iv).

30Ce principe négatif est donc au siècle des Lumières un véritable lieu commun. Sa justification est simple et réside dans une conception très semblable de la liberté politique. Si la liberté politique est la soumission aux lois — et Rousseau en donne la même définition que Montesquieu —, le principe négatif est bien la garantie de la liberté, car si celui qui fait la loi ne peut l’exécuter et si celui qui l’exécute ne peut la refaire, alors les sujets, en obéissant à l’autorité exécutive, resteront indirectement soumis exclusivement à la loi. Ce principe ne saurait se confondre avec la spécialisation. Sans doute est-il satisfait si les autorités sont spécialisées, mais il l’est également si une autorité exerce une fonction tout entière et participe de plus à l’exercice d’une autre, par exemple si l’autorité exécutive participe à la formation des lois puisque, même dans ce cas, elle ne peut modifier seule la loi selon ses caprices au moment de l’exécution et ne pourra donc réunir tous les pouvoirs entre ses mains.

31Il suffit par conséquent que les diverses compétences soient réparties d’une manière quelconque entre plusieurs autorités. Ainsi comprise, la séparation des pouvoirs se confond purement et simplement avec la constitution, puisqu’une constitution est justement une règle qui a pour objet de répartir les compétences. L’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme n’est donc pas destiné à fixer, comme on le croit trop souvent, les critères d’une bonne constitution, à indiquer ce qu’est une constitution « digne de ce nom », mais seulement à donner la définition d’une constitution. Il aurait d’ailleurs été étonnant qu’on ait formulé dans la Déclaration des droits de l’homme l’idée qu’une bonne constitution devait créer des organes spécialisés et indépendants, alors que cette déclaration a été adoptée au moment d’élaborer une constitution qui faisait tout le contraire.

32Cela dit, ce premier principe, purement négatif, qu’acceptent tous ceux qui ne sont pas de partisans de l’absolutisme, en appelle nécessairement un second, destiné à déterminer ce que doit être la répartition des compétences. À cet égard, il existe au XVIIIe siècle deux principes rivaux, dont l’un seulement peut être attribué à Montesquieu.

33Celui qui vient immédiatement à l’esprit, car c’est le plus simple, est le principe de spécialisation. C’est celui qui sera adopté par Rousseau et plus tard par la Convention nationale en 1793, précisément en raison de la hiérarchie des fonctions. Si les organes sont spécialisés, celui qui exerce le pouvoir législatif dominera l’organe du pouvoir exécutif et, pour les partisans de la spécialisation, il est bon qu’il en soit ainsi, parce que le pouvoir législatif n’est autre que le peuple lui-même, c’est-à-dire le souverain (chez Rousseau) ou son représentant (chez les conventionnels). Il serait donc étrange que le pouvoir exécutif puisse s’opposer au souverain. La spécialisation est ainsi un système démocratique.

34Dès lors ses adversaires s’y opposent pour des raisons idéologiques et politiques. Ils redoutent la démocratie. Mais ils peuvent faire valoir aussi des arguments techniques : la spécialisation est un système autodestructeur. En effet, si le pouvoir législatif domine tous les autres, il est en mesure de s’approprier leurs fonctions et de les exercer seul. Il n’y aura alors plus de spécialisation, ni d’ailleurs de séparation des pouvoirs, entendue dans son sens négatif.

35Montesquieu fait partie de ces adversaires et le système qu’il préconise est tout différent : c’est celui de la balance des pouvoirs. Celui-là, loin de se détruire lui-même, est conçu comme capable de se réguler et de se conserver automatiquement, en vertu de sa seule organisation interne. Selon les termes de l’un des révolutionnaires américains, grands lecteurs de L’Esprit des lois, une constitution construite selon ce principe sera « a machine that would go for itself ».

36Cette recherche d’un principe automatique, qui est la grande originalité de Montesquieu, se rattache à sa théorie des formes de gouvernement. Sa distinction de la monarchie, du despotisme et de la république, diffère des autres d’abord par son refus d’un critère tiré seulement du nombre des gouvernants (un seul, tous, quelques-uns), et par l’utilisation de critères multiples : la monarchie est ainsi le gouvernement d’un seul, mais par des lois, le despotisme est aussi le gouvernement d’un seul, mais selon les caprices du prince. Par ailleurs, chaque gouvernement se définit par sa nature, mais se caractérise par son principe et par son objet. Sa nature, c’est son essence, ce qui le fait être tel. Ainsi, pour la monarchie, sa nature est justement d’être le gouvernement d’un seul, mais par des lois. Le principe ou ressort est ce qui lui permet de fonctionner conformément à sa nature. La monarchie a ainsi pour principe l’honneur, et le despotisme la crainte, la république la vertu. Quant à l’objet, c’est ce vers quoi tend un gouvernement, ce qu’il produit en vertu de sa nature. Pour la monarchie, c’est la gloire du prince et de l’État, pour le despotisme, ses plaisirs. Il y a donc une relation mécanique entre nature et principe d’une part et objet d’autre part. Connaissant les deux premiers, il est facile de déterminer le troisième.

37C’est cette relation que Montesquieu se propose de renverser. Supposons un gouvernement qui aurait pour objet la liberté politique, quels seraient sa nature et son principe ? Comme il ne peut s’agir de la monarchie, du despotisme ou de la république, qui ont d’autres objets, ce gouvernement ne peut être qu’une quatrième forme, un mixte. On pourrait l’inventer, mais Montesquieu estime que ce n’est pas nécessaire parce qu’il existe. C’est le gouvernement d’Angleterre, tel qu’il l’analyse. « Il y a aussi une nation dans le monde qui a pour objet direct de sa constitution la liberté politique. Nous allons examiner les principes sur lesquels elle la fonde. S’ils sont bons, la liberté y paraîtra comme dans un miroir. » (EL, XI, 5).

38À vrai dire, là encore, l’originalité n’est pas grande. D’abord parce qu’il existait depuis longtemps, au moins depuis Charles Ier, des interprétations de la constitution anglaise comme un gouvernement mixte. D’autre part parce que Montesquieu pouvait se rattacher à une tradition remontant à l’Antiquité, qui vante les mérites du gouvernement mixte, en affirmant qu’il présente les avantages de chacune des formes simples, sans aucun de ses inconvénients.

39Il est d’ailleurs aisé de présenter le gouvernement d’Angleterre comme un gouvernement mixte, puisque la Chambre des communes représente un élément démocratique, la Chambre des lords l’élément aristocratique, et qu’il y a un roi. Si la nature de ce gouvernement est mixte, quel est son principe ? C’est le conflit des intérêts. Les trois organes qui se partagent le pouvoir législatif ont intérêt à s’opposer les uns aux autres. Ainsi, le roi s’opposera aux deux Chambres pour préserver son pouvoir exécutif, la Chambre des lords à la Chambre des communes pour défendre les privilèges de la naissance ou de la fortune, les Communes pour défendre les contribuables. Selon une célèbre formule de Montesquieu « il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir » (EL, XI, 4). Mais le principe de la séparation des pouvoirs (au sens négatif) est bien préservé, puisque si ces trois organes exercent bien ensemble le pouvoir législatif, ils n’exercent pas le pouvoir exécutif, qui relève du roi seul, ni le pouvoir judiciaire tout entier, bien qu’ils collaborent à ces deux fonctions.

40L’objet sera réalisé de deux manières. D’une part, le principe de séparation des pouvoirs est non seulement respecté, comme on vient de le voir, mais le système de la balance des pouvoirs en garantit la préservation, contrairement à la spécialisation, puisque en raison du rôle que joue le roi par son droit de veto dans l’exercice de la fonction législative, jamais le pouvoir législatif ne pourra s’emparer du pouvoir exécutif. Le roi lui-même exécutera fidèlement les lois, puisqu’il y aura consenti et qu’elles exprimeront sa propre volonté. En obéissant au roi, on n’obéira donc qu’à la loi et la liberté politique sera donc établie. Mais d’autre part, la loi à laquelle on sera soumis sera modérée car, en raison de l’opposition des intérêts au sein du pouvoir législatif, elle ne pourra être adoptée qu’à la suite de compromis.

41Ce résultat n’est cependant pas attendu exclusivement du jeu savant des freins et des contrepoids, c’est-à-dire par la seule ingénierie constitutionnelle. Il dépend aussi de l’opposition d’intérêts économiques et sociaux, représentés dans les différents organes législatifs. C’est donc l’équilibre social qui est la garantie de l’équilibre constitutionnel. Mais la réciproque est également vraie, car les intérêts économiques et sociaux ne peuvent être préservés que s’ils sont représentés par l’un des organes législatifs, capable de s’opposer aux lois qui les menaceraient. C’est en ce sens que la constitution d’Angleterre, telle que la décrit Montesquieu, n’est pas seulement la constitution de l’État, mais bien la constitution de la société et c’est précisément pour cette raison que, selon la formule déjà citée, l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme proclame que « toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de constitution. »

42Du point de vue de la technique constitutionnelle, le résultat est obtenu non par la spécialisation et l’indépendance, mais au contraire par la collaboration de plusieurs organes à chacune des fonctions et par l’interdépendance des autorités. C’est d’ailleurs bien ainsi que Montesquieu a été compris, avant que cette interprétation ait été oubliée et jusqu’à ce que Charles Eisenmann la retrouve. C’est ainsi qu’il a été lu au XVIIIe siècle ; c’est cette doctrine de la balance des pouvoirs qui a inspiré les constituants de Philadelphie, puis l’Assemblée constituante de 1789 et encore les diverses constitutions monarchiques du début du XIXe siècle.

43Si elle a été oubliée et si ce système perd ses adeptes, c’est qu’il était radicalement incompatible avec le développement de la démocratie représentative et son triomphe non seulement sur la monarchie et l’aristocratie, mais aussi sur le gouvernement mixte. Il est en effet inadmissible du point de vue démocratique que les représentants du peuple partagent le pouvoir législatif, c’est-à-dire le pouvoir suprême, avec des éléments non démocratiques. Les constitutions modernes ne se réclament donc plus expressément de la balance des pouvoirs. Comment comprend-on aujourd’hui la séparation des pouvoirs ?

La séparation des pouvoirs aujourd’hui

44Les différents principes qu’on désigne par séparation des pouvoirs ont naturellement connu des destins différents. Celui qui était le moins discuté au XVIIIe siècle, le principe négatif, n’a guère été contesté par la suite que par les régimes autoritaires, au nom de l’unité du pouvoir d’État. Mais il constitue le dogme fondamental des régimes représentatifs sous le nom de doctrine de l’État de droit. C’est bien du même principe qu’il s’agit en substance puisque, selon la doctrine de l’État de droit, les autorités de l’État ne peuvent agir que conformément au droit, c’est-à-dire à une règle supérieure, cette règle supérieure étant cette fois non la loi, mais la constitution. Il n’est donc que la formulation sur le mode prescriptif de l’idée que le système juridique est hiérarchisé.

45Le principe, dans son sens classique, c’est-à-dire la thèse absurde et faussement attribuée à Montesquieu que les organes de l’État doivent être spécialisés et indépendants pour se faire équilibre, est encore invoqué par la doctrine, mais il est assorti d’exceptions et de nuances de toutes sortes. Tantôt l’on constate que la spécialisation n’est pas nécessaire et l’on affirme que les différents organes doivent collaborer à l’exercice de plusieurs fonctions. On attend alors l’équilibre de l’indépendance des organes, par l’absence de moyens d’action réciproques, comme aux États-Unis où le président est irrévocable et ne dispose pas du droit de dissolution. Tantôt on maintient la spécialisation et l’équilibre doit venir des exceptions à l’indépendance, c’est-à-dire de moyens d’action réciproques, comme dans les régimes parlementaires dans lesquels une assemblée législative peut révoquer les autorités exécutives, tandis que celles-ci peuvent dissoudre cette assemblée.

46Cependant, même dans cette version atténuée, le principe de la séparation des pouvoirs et d’une manière plus générale toutes les formes de répartition des compétences sont faussées par l’évolution des systèmes démocratiques et le développement des partis politiques. Si en effet les différentes autorités sont composées de représentants des mêmes partis politiques, les partis ou les coalitions majoritaires concentrent rapidement l’essentiel du pouvoir. Cette concentration peut même aboutir à renverser les hiérarchies. C’est encore l’Angleterre qui en offre le meilleur exemple : la Chambre des communes dispose du pouvoir législatif et le cabinet du pouvoir exécutif, la Chambre des communes peut révoquer le cabinet à tout moment et celui-ci peut demander à la reine de dissoudre la Chambre. En réalité, comme le Premier Ministre est le chef de la majorité à la Chambre, celle-ci adopte toutes les lois proposées par le cabinet et ne le révoque jamais. Le Premier Ministre dispose donc en réalité du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif. Ce qui distingue ce régime du despotisme — au sens de Montesquieu, c’est-à-dire d’un régime dans lequel un seul gouverne selon ses caprices — et conduit à la modération est le rapport de forces au sein de la majorité, l’existence d’élections régulières et la possibilité d’une alternance. Mais on voit bien qu’il ne s’agit plus de répartition des fonctions juridiques de l’État. Certains sont alors tentés de dire que la séparation des pouvoirs est remplacée soit par l’équilibre entre la majorité et l’opposition, soit par un équilibre entre les différentes composantes de la majorité. Cependant, cet équilibre n’en est pas réellement un, car tant que l’alternance ne s’est pas réalisée, tant que le Premier Ministre n’a pas été chassé par les élections ou par une révolution de palais, il exerce bien la totalité du pouvoir.

47On parle aussi de séparation des pouvoirs à propos du fédéralisme, dans la mesure où il constitue une répartition des compétences entre l’État fédéral et les États membres. On dit alors qu’il s’agit d’une séparation verticale. Mais dans ce cas non plus, il n’y a pas d’équilibre réel, car les pouvoirs restent hiérarchisés. Les États membres disposent sans doute d’une autonomie considérable, mais cette autonomie est concédée par l’État fédéral, dont le droit l’emporte sur celui des États.

48C’est paradoxalement une variété de balance des pouvoirs à la Montesquieu qui survit le mieux. Assurément pas comme la décrit L’Esprit des lois, c’est-à-dire entre une Chambre nobiliaire, une Chambre élue et un roi armé du veto, mais on en connaît aujourd’hui une autre forme. Dans la plupart des pays, le pouvoir législatif est aujourd’hui partagé entre les assemblées parlementaires et les cours constitutionnelles. Et si l’on propose plusieurs justifications du contrôle de constitutionnalité des lois, la plus répandue et la plus efficace est de loin celle qui fait des cours des contre-pouvoirs. Montesquieu n’a évidemment rien dit des cours constitutionnelles, mais cette justification peut se réclamer de lui à plusieurs titres : elle permet, dit-on, de préserver la liberté politique conçue comme soumission à la loi, entendue dans un sens large, c’est-à-dire comme soumission à la constitution ; elle consiste à faire en sorte que le pouvoir arrête le pouvoir ; elle permet de ramener le contrôle de constitutionnalité à une forme de gouvernement mixte, puisque la volonté de la majorité parlementaire du moment, l’élément démocratique, est contrôlée par une cour composée de personnes choisies en raison de leur compétence, donc par un élément aristocratique. La difficulté à laquelle sont confrontés les tenants de cette justification est cependant d’assumer entièrement l’héritage de Montesquieu sur deux points principaux : la conception de la puissance de juger comme nulle et donc incapable de jouer un rôle dans la balance des pouvoirs ; l’acceptation consciente du gouvernement mixte et le refus corrélatif de la démocratie.

Bibliographie

Émile Durkheim, Montesquieu et Rousseau, précurseurs de la sociologie (1892), Paris, Marcel Rivière, 1953.

Joseph Dedieu, Montesquieu, l’homme et l’œuvre (1913), Paris, Boivin, 1943.

Raymond Carré de Malberg, Contribution à la théorie générale de l’État (Paris, Recueil Sirey, 1920), Paris, 1962.

Élie Carcassonne, Montesquieu et le problème de la constitution française au XVIIIe siècle, Paris, 1927 (reprint Genève, Slatkine, 1970).

Jean Starobinski, Montesquieu par lui-même, Paris, Le Seuil, 1957.

Louis Althusser, Montesquieu, la politique et l’histoire (1959), Paris, PUF, 1964.

Robert Shackleton, Montesquieu. Une biographie critique, Grenoble, PUG, 1977 (1re éd., en anglais, 1961).

Jean Ehrard, Politique de Montesquieu, Paris, Armand Colin, 1965.

Raymond Aron, Les Grandes Étapes de la pensée sociologique, Paris, Gallimard, 1967.

Michel Troper, La Séparation des pouvoirs et l’histoire constitutionnelle française (1973), Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence (LGDJ), 1980.

Simone Goyard-Fabre, La Philosophie du droit de Montesquieu, Paris, PUF, 1973.

Thomas Pangle, Montesquieu’s philosophy of liberalism, Chicago, Londres, University of Chicago Press, 1973.

Paul Vernière, Montesquieu et "L’Esprit des lois" ou la raison impure, Paris, SEDES, 1977.

Lando Landi, L’Inghilterra e il pensiero politico di Montesquieu, Pavie, CEDAM, 1981.

Bruce Ackerman, « The New Separation of Powers », Harvard Law Review 113, 2000/3, p. 634-729.

Charles Eisenmann (1903-1980), Écrits de théorie du droit, de droit constitutionnel et d’idées politiques, Charles Leben éd., Paris, Éditions Panthéon-Assas, 2002.

Pour citer cet article

Troper Michel , « Séparation des pouvoirs », dans Dictionnaire Montesquieu [en ligne], sous la direction de Catherine Volpilhac-Auger, ENS de Lyon, septembre 2013. URL : https://dictionnaire-montesquieu.ens-lyon.fr/fr/article/dem-1376427308-fr/fr