Rapports

Denis Casabianca

1La notion de rapports est centrale dans L’Esprit des lois, à la fois par le rôle qu’elle joue dans les définitions des lois du livre premier et par l’emploi que Montesquieu en fait dans l’ensemble de l’ouvrage. Mais la notion semble fuyante, parce qu’il emploie « tous les sens possibles » (Courtois, p. 68) du mot dans ses recherches, et qu’il introduit le terme dans le chapitre premier avec un vocabulaire et un contexte métaphysique dont on ne trouvera plus trace dans le reste de l’ouvrage. On sent bien qu’elle est essentielle au propos de Montesquieu sur les lois, mais il est difficile de comprendre l’ensemble de ses apparitions. Les rapports sont partout présents et c’est justement ce qui en fait perdre l’ordre. On peut être tenté de se raccrocher à la définition initiale des lois, mais un tel rappel à l’ordre du premier chapitre est insuffisant dans la mesure où son interprétation est des plus ouverte. Cela tient au fait que la notion de rapport, dans le contexte du premier chapitre, peut être comprise dans tous les sens, et qu’elle peut renvoyer aussi bien à un appareil métaphysique traditionnel qu’à un vocabulaire scientifique révolutionnaire. S’il faut bien examiner le redoutable premier chapitre (Goldzink, p. 107-119), il ne faut pas penser qu’en ce lieu du texte se trouve énoncé complètement une « théorie de la loi-rapport ». Dans ce livre premier, le terme rapports (alors toujours au pluriel) intervient à deux moments importants : lors de la définition initiale des lois du premier chapitre et dans la définition « finale » de l’esprit des lois, qui livre le sens de l’entreprise de Montesquieu (EL, I, 3). La notion de rapports intéresse à la fois ce que sont les lois et ce qu’est l’esprit des lois. Il faut donc d’abord interroger le mouvement qui conduit d’une définition à l’autre pour éclairer le « dessein » de l’auteur.

2En commençant brutalement par définir les lois « dans la signification la plus étendue » comme des « rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses » (EL, I, 1), Montesquieu pose l’univocité et l’universalité de la loi. Il réduit ainsi la distinction traditionnelle qui était faite entre les impératifs, qui s’imposent aux êtres libres, et les corrélations constantes, que suivent les choses inanimées ; en mettant en avant les « rapports nécessaires », il semble renverser la prééminence de l’obligation morale au profit de la nécessité physique. On reprochera à Montesquieu cette confusion : « une loi n’est pas un rapport, et un rapport n’est pas une loi » (Destutt de Tracy, Commentaire sur L’Esprit des lois de Montesquieu [1811], Caen, université de Caen, 1992, p. 1). Étant donné le contexte cosmologique où est énoncée cette définition, ce changement de sens volontaire est perçu comme une intention polémique et comme un parti pris matérialiste. « Les lois des rapports ! Cela se conçoit-il ?… Cependant l’auteur n’a pas changé la définition ordinaire des lois sans dessein. » (Défense de L’Esprit des lois, première objection, OC, t. VII, p. 72). Ce n’est pas tant l’idée que la nature a ses lois qui choque, que le fait qu’on applique à l’être créé et à Dieu des catégories réservées aux corps matériels. Les théologiens de la Sorbonne rapprochent cette définition de ce qui est dit du climat à partir du livre XIV, ou plutôt ces livres sont lus à partir de cette interprétation initiale comme une tentative pour réduire les législations à des déterminations matérielles, sans qu’on puisse les évaluer d’un point de vue moral puisque toute finalité transcendante a été évacuée au livre premier. La religion semble être la cible d’un tel dispositif, puisqu’elle est elle-même étudiée selon la variété des climats. C’est pour eux l’expression de « rapports nécessaires » qui conduit à l’accusation de spinozisme (Montesquieu relève bien l’association d’idées, Défense de L’Esprit des lois, première partie, OC, t. VII, p. 73). Cette conception de la loi conduirait à priver l’homme de Dieu et de sa liberté, elle serait foncièrement immorale et anti-religieuse.

3Ce n’est que dans un second temps qu’une interprétation strictement physicienne des « rapports » et de la « loi-rapport » dégagés de leur contexte métaphysique, est apparue, même si l’on peut en trouver l’origine dans les lectures du XVIIIe siècle. Ce qui était condamné par les « théologiens » fait alors l’admiration des « sociologues », de ceux qui, comme Comte, voient dans Montesquieu un précurseur des sciences sociales : « dès le début, par cet admirable chapitre préliminaire où, pour la première fois depuis l’essor primitif de la raison humaine, l’idée générale de loi se trouve enfin directement définie » (Quarante-septième leçon du Cours de philosophie positive, Paris, Flammarion, 1995). Le théologien trouve le « changement de définition » suspect, celui qui promeut une science du politique voit dans cette nouveauté le signe même de la modernité (Althusser, p. 31). L’application aux sociétés de la catégorie « newtonienne » de loi produit une nouvelle vision de l’histoire. Le paragraphe du premier chapitre sur le mouvement des corps apparaît comme l’ancrage physicien du texte (EL, I, 1) ; cela permet de comprendre les relations selon des rapports de causalité et d’engager à une recherche des « causes », physiques ou morales, des phénomènes sociaux dans la suite de l’ouvrage. Ces louanges ont une contrepartie : il faut bien noter que Montesquieu maintient en même temps une définition traditionnelle de la loi, lorsqu’il parle des « rapports d’équité » par exemple (« la loi scientifique disparaît derrière la loi-ordre », Althusser, p. 38). Il rentrerait alors dans la tradition du droit naturel, que l’on interprète ce repli comme un refuge ou comme un « parti pris » idéologique. On aurait donc une perspective d’étude objective et moderne des phénomènes sociaux, qui s’oppose à la perspective normative, héritée du jusnaturalisme ; un projet double et un auteur à deux visages, Montesquieu scientifique et moraliste.

4Ces deux lectures supposent une restriction du sens opposée à l’étendue de la signification que donne Montesquieu dans sa définition : qu’il s’agisse de louange ou de blâme, la lecture est toujours critique, c’est-à-dire qu’elle reproche à Montesquieu de maintenir un faux-sens de la loi. Pourtant, s’il définit les lois comme des rapports, c’est qu’il pense que cette définition lui permet de comprendre l’ensemble des lois sans pour autant les confondre, et le chapitre s’efforce d’ailleurs d’indiquer comment les rapports que les divers êtres ont avec les lois ne sont pas les mêmes. Autrement dit, on ne saurait tout ramener à la « constance » et à « l’uniformité » qui caractérisent le monde matériel. Contre les théologiens qui l’accusent de spinozisme, Montesquieu rappelle comment les rapports, dans le cas de l’homme, ne supposent aucun fatalisme et, au contraire, qu’il entend s’opposer à l’immoralisme de Hobbes (Défense de L’Esprit des lois, première partie, OC, t. VII, p. 73). Ce rappel montre aussi que Montesquieu, qui n’ignore pas les découvertes des sciences, n’entend pas pour autant étudier scientifiquement les sociétés. Le paragraphe sur le monde matériel ne doit pas être lu comme s’il présentait le paradigme de toute étude des phénomènes. Si on le rapporte au mouvement du chapitre, on constate que la situation de l’homme n’a pas la constance du monde physique ; quant à l’idée d’uniformité, elle servira à qualifier le régime despotique, et non l’ordre de toutes les sociétés humaines. Le paragraphe ne présente pas non plus une « méthode » qu’il faudrait transposer d’un domaine à l’autre. Enfin, il faut noter que la catégorie de causalité n’est pas présente : le terme est absent du livre premier, et l’exemple que prend Montesquieu se distingue des textes de Malebranche (dont la formulation est pourtant la plus proche) en évitant soigneusement le paradigme des chocs, qui permet d’assigner les dénominations de « cause » et « d’effet ». Montesquieu en reste au rapport entre « un corps et un autre corps  » (EL, I, 1 ; souligné par nous, comme dans toutes les citations ultérieures). Par contre l'idée de nécessité renvoie très clairement au paradigme de la mécanique rationnelle, accomplie dans les Principia mathematica de Newton. Il ne s'agit pas cependant d'exposer une thèse du physicien, mais d'exprimer une exigence de scientificité pour l'étude des phénomènes (Charrak 2013).

5On pourrait être alors tenté de voir également une source malebranchiste à cette définition des lois, car Malebranche parle aussi bien des « rapports de grandeurs » que des « rapports de perfections », ce qui permet d’interroger l’ensemble des lois que Montesquieu présente (Assoun, p. 173-175). C’est un peu la lecture que fait Hume (Enquête sur les principes de la morale [1751], section III, deuxième partie, Paris, Flammarion, 1991, p. 100). Ce lecteur averti de Newton ne relève pas comme les sociologues la catégorie « newtonienne » de loi-rapport, mais il reproche à Montesquieu, à travers la notion de rapport, une théorie rationaliste de la morale qui ferait écho à Malebranche ou à Clarke (Discours sur les devoirs immuables de la religion naturelle [1706], III, § 1). Le contexte de la Création qu’évoque ce premier chapitre peut inviter à une lecture métaphysique de la définition : elle présente la nature des êtres, ce qui permet de dégager, selon leur condition, leurs devoirs. Mais on aurait aussi pu la comprendre à partir des jusnaturalistes modernes qui font référence à la raison et à l’ensemble des êtres créés, et qui partent de la nature de l’homme, de son caractère raisonnable et sociable, pour élaborer leur théorie du droit. La présentation des rapports qui caractérisent l’état de nature dans le second chapitre (EL, I, 2) s’inscrirait dans cette perspective. On peut alors rapprocher la définition initiale de celle de Grotius (Le Droit de la guerre et de la paix, I, 1, § 10) ou de celle de Pufendorf (Le Droit de la nature et des gens, I, 6, § 18).

6Dans cette définition des lois comme rapports se croisent donc des traditions très différentes, et il semble hasardeux de penser que Montesquieu n’en ait pas conscience ; on peut imaginer cependant qu’on ne peut entièrement assimiler sa démarche à celle de ses prédécesseurs, tant les références possibles sont multiples et contradictoires. Sans doute ce jeu dans le texte permet-il à Montesquieu de se situer par rapport à des traditions opposées, et, en utilisant un discours commun, en le détournant aussi, de présenter une approche des lois positives originale. Mais celle-ci n’apparaît vraiment que dans le dernier chapitre du livre premier. C’est pourquoi au premier chapitre, cette présentation des rapports, dans un contexte qui évoque une « chaîne » des êtres, peut se prêter à des lectures déplacées, selon qu’on s’en tient à telle ou telle expression du texte. Par exemple la lecture que fait Bonnet, qui compare Montesquieu à Newton (lettre du 14 novembre 1753), est remarquable car elle montre comment le texte s’offre à une mobilité du sens. Il veut justement « corriger » la définition de Montesquieu, en évacuant la « nécessité » tant décriée (lettre du 1er avril 1754). Mais Montesquieu « garde » sa définition et refuse les modifications de Bonnet parce que « les lois de l’universalité des êtres ne sont des conséquences de rien, mais produisent des conséquences sans nombre » (lettre du 6 mai 1754). Les rapports ne sont conséquences de rien : une telle déclaration pourrait passer pour un aveu d’athéisme. En fait, elle pose l’existence première des rapports. En ce sens le premier chapitre n’est pas une ontologie (une théorie de l’être), mais un discours sur les divers êtres qui ne se définissent que dans leurs relations. L’idée que les conséquences de ces rapports sont « sans nombre » n’exprime pas une métaphysique de l’infini qui a toujours semblé suspecte à Montesquieu (Pensées, no 1946). La considération des rapports n’ouvre pas à une contemplation du tout de l’univers dans son harmonie. Le chapitre ne présente pas vraiment une échelle des êtres et un ordre d’ensemble de la Création. Montesquieu situe des ordres de rapports en présentant des sphères de rationalité propres qui ne se recouvrent pas exactement. Chaque ensemble de rapports définit des modes d’être différents : la sagesse de Dieu, la nécessité des corps matériels, la moralité des êtres intelligents, les sentiments des animaux, et la complexité de l’homme. Si les lois sont des rapports nécessaires, les divers êtres les suivent plus ou moins, selon leur nature propre en fonction de la nature des choses dont ils dérivent. L’homme vient en dernier dans ce chapitre, comme s’il n’était pas vraiment situé, ou comme s’il ne pouvait se situer lui-même qu’à la suite d’approximations, de rapprochements avec les êtres intelligents, les bêtes, etc. Les encadrements successifs du chapitre montrent toujours l’homme entre deux. Il apparaît comme celui dont les rapports sont le plus composés, d’où sa position instable et sa qualité d’être « flexible » (EL, préface). C’est avec lui que l’indétermination est maximale : il lui faut donc inventer des légalités supplétives.

7Ce chapitre qui s’ouvre par la définition des lois « dans la signification la plus étendue » n’expose donc pas une « théorie » de la loi-rapport, comme un modèle scientifique ou théologique qui s’imposerait uniformément à tous les êtres. Dans cette présentation, la situation instable de l’homme le laisse livré à lui-même, ou plutôt aux philosophes et aux législateurs (puisque dans la liste que donne Montesquieu en fin de chapitre le théologien n’est pas cité, EL, I, 1), aux hommes dont la raison serait capable de l’éclairer lui-même pour qu’il se conduise (EL, préface). Les lois que l’homme se donne lui-même sont l’exercice de sa raison (c’est la seconde définition de la loi « en général » et des lois positives : EL, I, 3). Elles manifestent sa liberté et son imperfection, sa capacité à se conduire lui-même et les difficultés qu’il a à se conduire du fait de son ignorance (Spicilège, no 391) ; ignorance de soi, de sa condition d’homme, et ignorance de ce qu’il convient de faire, de sa situation particulière. En passant de la définition des lois « dans la signification la plus étendue » à celle des « lois positives », Montesquieu a précisé son projet : il entend éclairer la raison législatrice en étudiant « l’esprit des lois », c’est-à-dire en examinant l’ensemble des rapports qui le constituent. Les rapports ont alors un sens nouveau, ce sont les rapports que les lois ont avec la constitution, le climat, etc. Ils viennent préciser la problématique politique de l’ouvrage (la question du « gouvernement le plus conforme à la nature » telle qu’elle est présentée au livre I, chapitre 3), et ils engagent le dessein de L’Esprit des lois (ibid.). En changeant « la définition ordinaire des lois » au premier chapitre du premier livre, en les présentant comme des rapports plutôt que comme des commandements, Montesquieu s’oppose à une conception volontariste de la loi. Il s’écarte d’une tradition de la philosophie du droit qui examine ses fondements (ce qui engage aussi à interroger d’un point de vue politique l’origine de la souveraineté) pour s’engager dans une approche renouvelée des « lois positives » en situation.

8Montesquieu n’entend pas étudier les lois en elles-mêmes comme un ensemble autonome dont il s’agirait d’évaluer la bonté selon la conformité à des principes. Il ne collecte pas les lois positives comme un catalogue de cas juridiques qui indique la jurisprudence. Il n’élabore pas non plus un « système » juridique (une théorie du droit naturel et du droit positif) comme le feraient les jusnaturalistes modernes, même si son approche peut être dite systématique puisqu’il entend examiner les lois « dans toutes ces vues » (EL, I, 3) ; « On peut dire que le sujet en est immense, puisqu’il embrasse toutes les institutions qui sont reçues parmi les hommes » (Défense de L’Esprit des lois, seconde partie, Idée générale, OC, t. VII, p. 87). C’est parce que les lois positives sont étudiées en situation que la notion de rapports est centrale. Mais le relativisme que suppose leur examen ne conduit ni à un scepticisme moral, ni à une dispersion de l’étude des lois dans la singularité des situations. En effet, si la diversité est première pour celui qui observe les sociétés humaines (EL, préface), elle n’est pas irréductible. C’est-à-dire qu’on peut juger de la valeur des lois positives, qu’on peut évaluer les efforts que fait la raison humaine pour légiférer, et qu’on peut rendre raison des lois telles qu’elles existent. Pour cela, il faut examiner tous les rapports, car ils n’ont de sens que s’ils sont compris, pris ensemble. Cette approche relationnelle fait sens parce que « tout est extrêmement lié » (EL, XIX, 15). Il ne s’agit pas d’une thèse métaphysique, mais d’un principe qui doit guider l’examen des lois positives, et aussi la pratique des lois, car le législateur qui veut instituer des lois appropriées devra faire attention à tous ces rapports. C’est pourquoi l’objet d’étude de Montesquieu est l’esprit des lois : « J’examinerai tous ces rapports : ils forment tous ensemble ce qu’on appelle l’esprit des lois. » (EL, I, 3). L’esprit permet de passer de la diversité des rapports à l’unité non intentionnelle qui en résulte : la mise en rapport de la sphère juridique avec les différents facteurs et la saisie de l’ensemble de rapports permettent non seulement de rendre exactement compte de la particularité des lois, mais aussi de les rapporter entre elles, de les comparer véritablement, ce qui suppose de ne jamais séparer ce qui est examiné, de ne pas isoler les facteurs. Ce principe de totalité joue un rôle méthodique : Montesquieu ne se contente pas de relever la diversité des lois, il en rend raison systématiquement, et il peut dès lors proposer une juste évaluation des lois positives (EL, XXIX, 11).

9Il faut considérer la liste des rapports que Montesquieu dresse juste avant la définition de l’esprit des lois (EL, I, 3). On ne saurait résumer cette liste sans la trahir, sans perdre, au passage, un aspect qu’il faut aussi ne pas oublier de prendre en compte. Si la diversité des mouvements des corps peut se comprendre à partir d’une même forme, si tous les changements matériels manifestent une constance, c’est bien parce qu’il n’y a que les rapports de masse et de vitesse (qui sont mesurables) à considérer (EL, I, 1). Les rapports « sans nombre » que doit examiner celui qui étudie les lois positives montrent l’écart qui existe entre le monde matériel et l’histoire des sociétés humaines (voir un passage biffé du livre XXIX dans le manuscrit de L’Esprit des lois, OC, t. IV, p. 747 : « On a vu dans tout cet ouvrage, que les lois ont des rapports sans nombre à des choses sans nombre. Étudier la jurisprudence, c’est chercher [c]es rapports. Les lois suivent ces rapports et, comme ils varient sans cesse, elles se modifient continuellement. »). La liste de ces rapports, ou « addition explicative » au titre, justifie souvent le caractère novateur de L’Esprit des lois, car chaque « science humaine » peut regarder Montesquieu comme un précurseur pour avoir attiré l’attention sur tel ou tel rapport. Mais en particularisant cette liste en autant d’études spécifiques que l’on pourrait mener sur la réalité sociale, on perd de vue ce qui fait l’objet propre de l’étude de Montesquieu : l’ensemble des rapports ou l’esprit des lois. Aussi la difficulté est-elle de savoir si une telle liste est programmatique et de préciser son statut : s’il est clair que les rapports ne sont pas présentés en vrac, il est plus difficile de comprendre exactement la nature de l’ordre adopté dans cette présentation. Les tentatives d’interprétation qui ont essayé de rapporter cet ordre des rapports à un plan de l’ouvrage ne sont pas entièrement satisfaisantes. On repère des ensembles qui correspondraient à des livres ou à des parties, mais l’ordre n’est jamais exactement identique et certains points peuvent renvoyer à de multiples livres. La distinction faite entre les rapports à la nature et au principe des gouvernements et les « autres rapports, qui semblent plus particuliers » (EL, I, 3) montre que la liste ordonne la recherche, mais qu’elle ne saurait faire office de « sommaire ».

10On se trouve confronté à des difficultés similaires si l’on compare la liste de I, 3 et celle du chapitre qui définit l’esprit général (EL, XIX, 4). Le rapprochement semble justifié par les échos qui existent entre les deux textes, pourtant il n’est pas sûr que la fonction de deux « définitions » soit la même. L’esprit des lois comme objet de l’ouvrage n’est d’ailleurs pas l’esprit général d’une nation ; même si ces concepts peuvent être reliés dans la mesure où ils sont essentiels à la réalisation d’un même dessein. Dans les deux cas l’esprit résulte d’une composition de variables qu’il unifie, mais elles sont présentées comme des « causes » pour l’esprit général et non comme des « rapports ». Si l’esprit général est constitué dans l’histoire d’une nation, s’il est un effet qui définit en partie les conditions et les limites de l’action législatrice, l’esprit des lois n’apparaît que dans une certaine façon de considérer les lois positives, qui comprend aussi les rapports qu’elles peuvent avoir avec l’esprit général. L’esprit des lois est la bonne façon de voir les lois : on pourrait en effet penser que la diversité des rapports, comme autant de points de vue portés sur les lois, conduit à une dispersion du regard. Pour ceux qui relèvent l’absence de plan d’ensemble, la liste de I, 3 préfigure le désordre croissant de l’ouvrage. L’esprit des lois est justement ce qui fait que l’examen des rapports n’est pas à perte de vue et qu’il s’unifie dans une démarche qui suppose un dessein, une vue d’ensemble qui saisisse d’un coup tous les rapports : « C’est dans toutes ces vues qu’il faut les considérer. » (EL, I, 3). La métaphore du regard, comme sens des rapports, souligne que le fait de saisir l’esprit des lois permet la juste perception des rapports d’après laquelle il est possible de comprendre la situation, et d’agir comme il convient ; c’est un coup d’œil sur le tout ensemble : « il n’appartient de proposer des changements qu’à ceux qui sont assez heureusement nés pour pénétrer d’un coup de génie toute la constitution d’un État. » (EL, Préface).

11La pensée des rapports telle qu’elle est présentée au chapitre 3 du livre I n’est pas seulement une description des lois positives dans leur réalité. Elle suppose aussi un jugement sur les lois sans lequel l’activité législatrice n’aurait pas de sens. Mais cette évaluation est indissociable chez Montesquieu de l’étude même des lois. La liste des rapports qui constituent l’esprit des lois vient préciser la problématique du gouvernement « le plus conforme à la nature », et le sens de l’impératif de convenance, en explicitant à quoi les lois « doivent être relatives », à quoi elles « doivent se rapporter » (EL, I, 3). Il n’est donc pas pertinent ici de parler de l’ensemble des rapports présentés comme d’un « système de causes ». L’idée de convenance n’interdit pas celle de causalité (« puisque l’auteur distingue ces institutions ; qu’il examine celles qui conviennent le plus à la société, et à chaque société ; qu’il en cherche l’origine ; qu’il en découvre les causes physiques et morales », Défense de L’Esprit des lois, Seconde partie, Idée générale, OC, t. VII, p. 87). Mais comme la part respective de chaque cause dans un système est plus ou moins variable, la notion de convenance permet d’indiquer ce jeu des déterminations en les rapportant aux accords ou aux désaccords qui peuvent exister. Elle indique aussi les possibles, c’est-à-dire là où l’intervention législatrice peut jouer. Elle exerce une pensée du local qui permet de guider l’action législatrice : comment adapter les lois à des déterminations complexes, à la fois en en tenant compte et en en tirant parti ? Enfin elle permet une évaluation en situation des lois, ce qui suppose la perspicacité et le sens des nuances (ibid.).

12Il faut constater que le terme « rapport » est partout présent dans L’Esprit des lois sous de multiples formes : rapport, avoir du rapport à, dans le rapport à, se rapporter à. Une étude précise des occurrences permet de classer les différents types d’emplois (Courtois, p. 56-69). Le terme permet de mettre en place des analogies, il peut venir qualifier une proportion, qu’il s’agisse d’un rapport défini et mesurable qu’on pourrait déterminer précisément, ou d’un rapport qui suppose une appréciation nuancée, il permet de fixer des limites entre lesquelles sont possibles des variations, et il permet de mesurer le degré de contrainte, le plus ou moins, auquel se trouve confronté le législateur. Montesquieu « emploie tous les sens possibles, répertoriés par tous les dictionnaires ensemble, si ce n’est par un seul, depuis le sens analogique, jusqu’au sens proportionnel en passant par le simple sens de liaison. » (Courtois, p. 68). Si le terme est toujours présent, c’est qu’il renvoie à une activité de l’âme partout exercée : celle de rapporter. « Les idées se tiennent les unes aux autres. » (Essai sur les causes qui peuvent affecter les esprits et les caractères, OC, t. IX, p. 249). La pensée n’est que ce mouvement de l’âme qui permet de rapporter les idées les unes aux autres, de les comparer (« La faculté de comparer, qui est la grande faculté de l’âme », ibid., p. 252), de les proportionner. « Or le plus ou moins d’idées, le plus ou moins de justesse que l’on met dans leur rapport, doit beaucoup diversifier les esprits. » (ibid., p. 248). La bonne formation consistera dans l’exercice de cette « faculté principale » (ibid., p. 249).

13La forme même de L’Esprit des lois ne doit-elle pas alors se comprendre en fonction de cette activité principale, puisqu’on a vu que la saisie même de l’esprit des lois, comme ensemble des rapports, supposait son exercice ? Si la liste des rapports ne donne pas le sommaire de l’ouvrage, elle en donne bien le modèle réduit : la vue du tout qui doit permettre d’engager la lecture des parties. Dans L’Esprit des lois aussi « tout est extrêmement lié » : l’ouvrage ne présente pas seulement les différents rapports, il les contient. C’est pourquoi les principes de composition de l’ouvrage apparaissent comme l’envers des principes de lecture que Montesquieu donne dans sa préface : lire le « livre entier », lier en cherchant les rapports entre les vérités, la fameuse « chaîne », et en recomposant le décousu (les « idées intermédiaires » que Montesquieu n’a pas dites, et que le lecteur doit enchaîner puisque « les idées se tiennent les unes aux autres », et voir « avec une certaine étendue », ne pas s’attacher à un aspect au point d’abandonner « tous les autres » (EL, Préface). La recherche de la « chaîne » de l’ouvrage (Ehrard, p. 179-186) doit susciter l’activité de liaison chez le lecteur. On a donc affaire à une forme formatrice, un ouvrage qui exerce à l’esprit des lois en obligeant le lecteur à rapporter : « Il ne s’agit pas de faire lire, mais de faire penser. » (EL, XI, 20). Montesquieu a composé L’Esprit des lois comme le ferait un artiste (le Corrège ?) attentif au « tout ensemble » : « je ne crois pas avoir totalement manqué de génie », avoue-t-il (EL, Préface). Faut-il s’étonner d’entendre ici l’écho de considérations que Montesquieu tient sur l’esthétique et le goût ? L’Essai sur le goût présente aussi une pensée des rapports : des rapports entre les choses et notre âme (ce qui cause son plaisir, suscite sa curiosité, etc.), et des rapports qui existent dans les œuvres (des règles de composition de ce qui fait l’ordre, la variété, la surprise). Il est vrai que chez un auteur « tout est extrêmement lié », car tout se rapporte à la vie de son esprit, à sa démarche qui est la marque de sa pensée.

Bibliographie

Louis Althusser, Montesquieu, la politique et l’histoire (1959), Paris, PUF, 1974.

Paul-Laurent Assoun, « Les sources philosophiques du concept de loi dans l’Esprit des lois : Montesquieu et le malebranchisme », dans Montesquieu, De l’Esprit des lois, la nature et la loi (collectif), Paris, Ellipses-Marketing, 1987, p. 169-179.

Jean Goldzink, « Sur le chapitre 1 du livre I de L’Esprit des lois de Montesquieu », dans Montesquieu, De l’Esprit des lois, la nature et la loi (collectif), Paris, Ellipses-Marketing, 1987, p. 107-119.

Jean Ehrard, « Esthétique et philosophie des Lumières : la “chaîne” de L’Esprit des lois », Lendemains 62 (1991), repris dans Jean Ehrard, L’Esprit des mots. Montesquieu en lui-même et parmi les siens, Genève, Droz, 1998, p. 179-191.

Jean-Patrice Courtois, Inflexions de la rationalité dans « L’Esprit des lois », Paris, PUF, 1999.

André Charrak, « Le sens de la nécessité selon Montesquieu. Essai sur le livre I, chapitre 1 de L’Esprit des lois », Revue de métaphysique et de morale 75 (2013/1), https://www.cairn.info/revue-de-metaphysique-et-de-morale-2013-1-page-7.htm.