Révolution française

Jean Bart

1Le problème de l’influence de Montesquieu sur les acteurs de la Révolution française est toujours en débat. Celui-ci se situe cependant essentiellement sur le terrain de la « technique constitutionnelle et juridique » (B. Manin, 1988) et cet aspect ne sera pas abordé dans la présente notice puisqu’il fait l’objet d’articles particuliers. On se bornera donc ici à l’analyse de la manière dont l’auteur et ses œuvres ont été perçus de l’ultime crise de l’Ancien Régime au coup d’État de Bonaparte, étant entendu que « les différents partis engagés dans les luttes politiques de la Révolution ont façonné chacun à leur manière les Lumières susceptibles de légitimer leur propre vision de la Cité. » (R. Chartier, 2000). À cet égard, la rime l’eût-elle permis, il est sûr que Montesquieu ne se serait pas trouvé en compagnie de Rousseau et Voltaire parmi les responsables de la chute de Gavroche ! Car si l’auteur de L’Esprit des lois eut son heure de succès lors de la période annonçant la Révolution, son étoile a vite pâli, au point de rejoindre un horizon proche de celui des contre-révolutionnaires, en dépit de quelques hommages exceptionnels venus de l’autre bord.

2Au sein du débat portant sur le droit public de la France au cours des dernières décennies de l’Ancien Régime, L’Esprit des lois est une référence obligée et encore davantage lorsque, à l’automne 1788, Louis XVI convoque les États généraux pour le printemps suivant. Alors, « Montesquieu est l’auteur à la mode. [...] Dans les ouvrages du jour, son nom figure avec une fréquence au moins double de celle attestée pour Voltaire, Mably et Rousseau » (H. Duranton, 1989). Il est vrai que le baron de La Brède est appelé à la rescousse aussi bien par ceux qui sont favorables à la tradition que par les partisans d’un changement profond (R. Galliani, 1981). Ce qui ne doit pas surprendre lorsqu’on connaît la richesse et l’ambiguïté de maints passages cités. Toujours est-il que Montesquieu est l’objet de nombreux libelles, résumés ou compendiums, telles les Remontrances de l’ombre de Montesquieu au roi ou l’Opinion du président de Montesquieu sur la question des délibérations par tête ou par ordre. Personne, ou presque, ne peut faire l’économie de citer l’auteur de L’Esprit des lois lors de la préparation des États généraux. Pourtant, l’archaïsme de certaines de ses positions, par exemple, l’éloge qu’il fait de la féodalité, ce « beau gouvernement trouvé dans les bois », ou le rôle qu’il attribue à la noblesse, n’étaient guère au goût du jour chez les gens du Tiers. C’est certainement ce qui explique le rapide désenchantement à son égard, puis son rejet de la part de ceux qui ont engagé le processus révolutionnaire et qui ont voulu le poursuivre le plus loin possible. H. Duranton (1989) a souligné le parallélisme, voire la concomitance, du sort posthume de Montesquieu et du destin des anciens parlements qui s’étaient opposés avec succès à toutes les tentatives de réforme de l’État et qui avaient réussi à apparaître aux yeux de beaucoup comme les champions de la lutte contre le despotisme et comme les gardiens des « libertés ». N’avaient-ils pas finalement contraint le roi à convoquer les États généraux ? Le voile fut cependant vite levé ; l’attachement aux formules les plus traditionnelles de la consultation du « peuple » comme l’opposition acharnée des cours souveraines à l’égard des timides avancées du gouvernement monarchique, les ont déconsidérés dès avant que les députés se réunissent à Versailles. Leur aveuglement a provoqué leur écroulement qui a lui-même précipité le discrédit de notre auteur : « Montesquieu ne pouvait qu’être entraîné dans ce grand mouvement. La chute de son influence fut à la mesure d’un amour déçu » (H. Duranton, 1989).

3Dès la campagne de préparation des États généraux, de très nombreuses brochures témoignent de cette attitude. Telle, pour n’en citer qu’une, La Nobliomanie (25 février 1789) qui « constitue de bout en bout une virulente attaque contre Montesquieu » (R. Barny, 1990). Les critiques redoublent de vigueur lorsque les députés sont réunis à Versailles, à partir du 5 mai. Le contenu de la presse politique le montre bien (P. Rétat, 1989). C’est que les députés du clergé et de la noblesse les plus rétrogrades utilisent L’Esprit des lois pour mieux défendre leurs positions, comme, entre autres, l’évêque de Langres, La Luzerne, publiant aux alentours du 10 mai un libellé justifiant le vote par ordre : Sur la forme d’opiner aux États généraux. La réaction des feuilles patriotiques est immédiate : « La noblesse n’est pas plus nécessaire dans une monarchie, quoi qu’en dise M. l’évêque, duc de Langres, sur la foi de Montesquieu, qu’elle n’empêche le pouvoir arbitraire dont elle est souvent le soutien », s’exclame le rédacteur du Bulletin des États généraux (no 1, 15 mai). Tout aussi déterminé, Mirabeau met en garde La Luzerne, quelques jours plus tard, contre l’adhésion en bloc aux idées de l’ancien président à mortier du parlement de Bordeaux : « Vous avez soin de vous munir d’un passage de Montesquieu qu’on sait être le patron des ordres privilégiés [...] On soupçonne avec raison que plusieurs maximes de L’Esprit des lois demanderaient à être soumises à un nouvel examen, qu’il n’est pas prouvé qu’on doive les recevoir comme article de foi » (4eLettre à ses commettants, 23, 25 mai environ). De là à traiter son auteur d’« aristocrate » — et l’on sait quelle charge idéologique le mot possède alors — il n’y a qu’un pas qui fut vite franchi, dès l’été 89. À ce moment-là, Montesquieu est considéré par les patriotes comme inspirant leurs adversaires, lui « qui n’apercevait la vérité qu’à travers ses préjugés aristocratiques, [...] qu’on a appelé un grand homme dans les temps d’ignorance qui ont précédé la révolution, [...] qu’on ne lit plus que pour calculer les progrès énormes que la raison universelle et la science des droits de l’homme ont fait depuis » (Actes des apôtres, no VIII). Bref, Montesquieu est « le grand perdant, au terme des premiers mois de la Révolution. Tout un pan de sa pensée politique paraît s’écrouler avec la monarchie d’ordres en juin, ou ne survivre que dans l’acharnement des « aristocrates » (P. Rétat, 1989).

4Il n’est pas étonnant, dès lors, que la presse contre-révolutionnaire, faisant flèche de tout bois, s’appuie sur L’Esprit des lois — ouvrage que ce courant de pensée avait violemment critiqué — pour mieux dénoncer l’« anarchie ». Tel l’abbé Barruel, dans le Journal ecclésiastique. Les modérés eux-mêmes, effrayés par l’accélération du mouvement révolutionnaire, se prévalent de l’autorité de Montesquieu pour affirmer après lui que « les innovations sont dangereuses dans un État monarchique. Mais si elles sont jugées nécessaires, ne doivent-elles pas être préparées avec des ménagements qui préviennent les chocs et les frottements ? » (Nouvelles Éphémérides de l’Assemblée nationale, no VIII, 14 août 1789, citées par P. Rétat, 1989). Il n’est pas jusqu’aux idées les plus hardies, exprimées dans L’Esprit des lois, comme le relativisme juridique ou les déterminismes géographiques et culturels, qui ne soient reprises par les adversaires de la Révolution, pour montrer que rien ne doit changer et qu’il ne faut pas perturber l’ordre de la nature. Ainsi, la « modernité de Montesquieu, sa tentative d’appréhender l’ensemble des lois positives et de découvrir leur loi est la source de son utilisation la plus extravagante par les aristocrates » (R. Barny, 1990). Le camp du baron de La Brède est donc bien localisé. On a pu pourtant se demander s’il n’avait pas conservé des partisans dans le camp d’en face et si certains de ses concepts, comme celui de vertu républicaine, n’auraient pas alimenté la pensée révolutionnaire la plus radicale (B. Manin, 1988).

5Il est certes des hommes de la Révolution qui persistent à croire que Montesquieu est un de leurs guides ; ils ne peuvent cependant le faire qu’en déformant sa pensée, en la « patriotisant » (R. Barny, 1989) au point de donner naissance à un mythe. Tel n’est sans doute pas le cas du jeune Saint-Just, plus lucide, qui, en 1791, publie L’Esprit de la Révolution et de la Constitution de France avec, en épigraphe, une phrase célèbre de L’Esprit des lois. Outre cette référence et la parenté des titres des deux ouvrages, le contenu même du livre de Saint-Just révèle l’influence de Montesquieu sur son auteur : « les sujets traités, les titres des chapitres, de multiples réminiscences témoignent que Saint-Just écrivait après une relecture attentive de L’Esprit des lois » (Barny, ibid. ; cf. aussi D. Felice, 2000). Mais d’ajouter que « dans un livre consacré à la défense de la Révolution, les principes de Montesquieu peuvent difficilement être purs de tout alliage, [...] Saint-Just rejoint Rousseau sur l’essentiel, la souveraineté du peuple » (ibid.). On sait, d’autre part, que sa pensée a profondément évolué après la parution de son premier livre, au gré des événements révolutionnaires et de sa propre action.

6Plus surprenante est l’attitude de Marat. L’étonnement ne vient pas de la composition, en 1785, d’un Éloge de Montesquieu destiné à l’académie de Bordeaux (et qui ne sera publié qu’un siècle plus tard), tant, on le sait, l’auteur était alors à la mode auprès des gens éclairés, en raison de sa critique de l’absolutisme. En revanche, l’admiration que L’Ami du peuple lui porte pendant les premières années de la Révolution ne laisse pas d’intriguer. Dans son Projet de Déclaration des droits de l’homme et du citoyen suivi d’un Plan de constitution juste, sage et libre, d’août 89, il insère un dithyrambe de celui qu’il considère, encore plus que Jean-Jacques Rousseau, comme l’un de ses maîtres : « Montesquieu ? Oui, Montesquieu, le plus grand homme qu’ait produit le siècle. [...] Quelles obligations ne lui avons-nous pas ! Le premier parmi nous, il osa désarmer la superstition, arracher le poignard au fanatisme, réclamer les droits de l’homme, attaquer la tyrannie. [...] ». Tout le texte est de la même veine. S’il admet que le seigneur de La Brède fut « un peu trop l’admirateur de [...] la noblesse chevaleresque », il lui reconnaît le mérite d’avoir dénoncé le « vulgaire des nobles » et les travers des courtisans. Ce qui compte avant tout pour Marat, lorsqu’il présente son projet de Déclaration, c’est l’amour de la liberté. « S’il est aveugle aux aspects de L’Esprit des lois favorables à l’aristocratie, c’est sans doute que le contexte politique de l’heure les fait passer au second plan : Marat consacre le meilleur de ses forces à combattre le renforcement de la prérogative royale, devenue l’espoir du privilège. L’aristocratie se confond donc pour lui avec le despotisme et la tendance anti-despotique de Montesquieu entraîne cette cécité paradoxale » (R. Barny, 1989). Il demeure que « l’éloge appuyé qui lui est rendu aura des échos durant toute la carrière de Marat » (O. Coquard, 1993). En définitive, chacun prenait chez notre auteur ce qui lui convenait pour justifier sa position. Enfin, de manière consciente ou inconsciente, les positions les plus novatrices de Montesquieu — par exemple en ce qui concerne la définition de la fonction de la judiciaire — ont été reprises par beaucoup. Quant à la « vertu républicaine », Robespierre n’use-t-il pas pour la définir, des mêmes termes que l’auteur de L’Esprit des lois : « l’amour de la patrie et de ses lois » ? (B. Manin, 1988).

7La chute du gouvernement révolutionnaire, la réaction thermidorienne et l’établissement d’une république bourgeoise n’allaient-ils pas lui donner de nouveau la faveur des hommes du moment, d’autant que 1795 coïncidait avec le quarantième anniversaire de sa mort ? J. Ehrard (1998) décèle un « moment Montesquieu » d’une bonne année allant de pluviôse an III (janvier 1795) à ventôse an IV (février 1796), caractérisé par de nouvelles éditions ou la publication de commentaires de ses œuvres (A. Postigliola et D. Felice, 1989), mais « ce qui aura été un incontestable succès éditorial restera un échec politique » (J. Ehrard, 1998). Un signe de celui-ci n’est-il pas le refus de « panthéonisation » ? La question du transfert des restes de Montesquieu au Panthéon avait déjà été posée en mai 1791, mais la Constituante l’avait éludée, de même que la Législative en février 1792. Le 21 pluviôse an IV (10 février 1796), elle revient devant le Conseil des Cinq Cents, sur la proposition de Pastoret, député du Var, spécialiste de droit pénal, ce qui explique sans doute son initiative. Cependant, le projet, dont l’étude est confiée à une commission, tomba dans l’oubli. L’idée, avancée par un ancien Thermidorien, de placer un buste du « grand homme » dans la salle des séances des Anciens, aux Tuileries, n’eut pas davantage de succès.

8Pour être complet, il convient cependant de signaler la composition, au cours du Directoire, d’un Montesquieu peint d’après ses ouvrages. Son auteur n’est autre que l’ancien membre du Comité de salut public Barère qui, avant la Révolution, avait déjà proposé à l’académie de Bordeaux, comme Marat, un éloge de l’auteur de L’Esprit des lois. Ayant échappé à la guillotine et à la déportation, il se cache, au début du Directoire, dans la région bordelaise. C’est là que, entre l’an V et l’an VII, il écrit un nouvel éloge de celui qu’il compare, dans le domaine de la politique, à Galilée et à Newton. D’ailleurs, comme la plupart de ses prédécesseurs, il « patriotise » quelque peu l’œuvre du maître. Son admiration pour celle-ci « est en rapport avec le goût pour les régimes modérés de ce terroriste assagi, pour lequel la Révolution est enfin finie. Barère présente en quelque sorte ses offres de services [...] » (R. Barny, 1989). Il fut cependant encore l’objet de tracasseries au cours du Directoire, mais dès le 18 brumaire, il se rallie au nouveau régime et est amnistié... sans que ses éloges de Montesquieu y soient pour quelque chose. Le nouveau maître de la République ne prisait guère, en effet, les idées de celui-ci ; il faut dire que le césarisme, à plus forte raison la monarchie impériale, était fort éloigné d’un gouvernement modéré. Ce sont donc tout naturellement les courants libéraux du XIXe siècle, de Benjamin Constant à Edouard Laboulaye et au-delà, qui ont recueilli, en partie, l’héritage idéologique de Montesquieu (D.-W. Carrithers et alii, 2001).

Bibliographie

Renato Galliani, « La fortune de Montesquieu en 1789 : un sondage », Études sur Montesquieu, « Archives Montesquieu » no 9, Paris, Lettres modernes, 1981, p. 31-61.

Bernard Manin, « Montesquieu », dans Dictionnaire critique de la Révolution française, François Furet et Mona Ozouf dir., Paris, Flammarion, 1988.

Roger Barny, « Montesquieu patriote ? », Dix-Huitième Siècle 21 (1989), Montesquieu et la Révolution, Jean Ehrard et Georges Benrekassa dir., Paris, PUF, p. 83-95.

Henri Duranton, « Fallait-il brûler L’Esprit des lois ? », Dix-Huitième Siècle 21 (1989), Montesquieu et la Révolution, Jean Ehrard et Georges Benrekassa dir., Paris, PUF, https://www.persee.fr/doc/dhs_0070-6760_1989_num_21_1_1685.

Pierre Rétat, « Montesquieu aristocrate », Dix-Huitième Siècle 21 (1989), Montesquieu et la Révolution, Jean Ehrard et Georges Benrekassa dir., Paris, PUF, https://www.persee.fr/doc/dhs_0070-6760_1989_num_21_1_1686.

Alberto Postigliola et Domenico Felice, « La fortune bibliographique de Montesquieu. France et Italie », Dix-Huitième Siècle 21 (1989), Montesquieu et la Révolution, Jean Ehrard et Georges Benrekassa dir., Paris, PUF, p. 101-116.

Roger Barny, « Montesquieu dans la Révolution française », Annales historiques de la Révolution française, 1990, p. 48-73.

Olivier Coquard, Marat, Paris, Fayard, 1993.

Jean Ehrard, « 1795, ‘année Montesquieu’ ? », dans La République directoriale, Bibliothèque d’histoire révolutionnaire, nouvelle série, no 3, Clermont-Ferrand, 1998, t. I, p. 169-191 ; repris dans Jean Ehrard, L’Esprit des mots. Montesquieu en lui-même et parmi les siens, Genève, Droz, 1998, p. 307-325.

Roger Chartier, Les Origines culturelles de la Révolution française, éd. de poche avec postface inédite, Paris, Seuil, 2000.

Poteri, Democratia, Virtù. Montesquieu nei movimenti repubblicani all’epoca della Rivoluzione francese, Domenico Felice dir., Milan, Franco Angeli, 2000.

Montesquieu’s Science of Politics. Essays on The Spirit of Law, David Carrithers, Michael Mosher et Paul Rahe dir., Lanham, Boulder, New York, Oxford, Rowman & Littlefield, 2001.