Beccaria, Cesare

Philippe Audegean

1Né à Milan et docteur en droit de l’université de Pavie, le marquis Beccaria (1738-1794) acquiert dès 1764 une célébrité soudaine et internationale en publiant Des délits et des peines, ouvrage court et incisif qui propose une réforme du droit pénal fondée sur la protection des droits individuels et l’utilité sociale des peines. Face au Sénat où siège l’élite aristocratique de la ville et qui revendique l’autorité judiciaire que lui reconnaît l’ancienne constitution milanaise, Beccaria soutient ainsi la volonté réformatrice des souverains autrichiens, qu’il tente d’orienter dans un sens plus radical. Brièvement professeur d’économie dans un établissement d’enseignement supérieur institué par les autorités impériales (1769-1770), il occupe enfin de 1771 à sa mort un poste de haut fonctionnaire dans l’administration milanaise qui associe définitivement son nom à la figure du réformateur des Lumières.

2Outre un opuscule de jeunesse proposant une réforme du système monétaire milanais (1762), Beccaria a également publié en 1771 des Recherches concernant la nature du style, ouvrage de poétique parsemé d’emprunts à l’article « Goût » de l’Encyclopédie (t. VII, 1757), où Montesquieu avait fondé le principe du goût sur la curiosité comme source psychologique du plaisir esthétique de la variété : les écrivains « qui ont plu davantage sont ceux qui ont excité dans l’âme plus de sensations en même temps » ([‣], 2020 ; OC, t. IX, p. 499) ; l’idée est reprise par Beccaria : « Plus de telles sensations seront nombreuses à resplendir autour des idées principales, et plus grand sera le plaisir pour le lecteur ou l’auditeur, car il sentira frémir au-dedans de lui un plus grand nombre de cordes sensibles […] » (Recherches concernant la nature du style, p. 23).

3Mais c’est surtout dans les Délits qu’on voit se nouer un véritable dialogue avec Montesquieu, seul auteur nommément cité (si l’on excepte une référence sarcastique à trois juristes et une allusion conventionnelle à Hobbes, mais qu’on trouve dans l’avis « au lecteur » qui n’est pas de la main de Beccaria), et qui plus est par trois fois. Beccaria ne dissimule pas sa dette, qu’il redira encore dans une lettre à son traducteur français : « L’époque de ma conversion à la philosophie date d’il y a cinq ans, en lisant les Lettres persanes » (lettre de Beccaria à André Morellet du 26 janvier 1766, Edizione Nazionale delle Opere di Cesare Beccaria, vol. IV, Milan, Mediobanca, 1994, p. 222). Dette considérable, au point de laisser penser que Beccaria n’a fait qu’appliquer les idées de Montesquieu à un domaine, le droit pénal, que L’Esprit des lois, notamment dans ses livres VI et XII, n’a fait qu’effleurer : « L’immortel président de Montesquieu a passé rapidement sur cette matière » (Beccaria, Des délits et des peines, Introduction, Lyon, 2009, p. 145). Mais le Milanais écarte aussitôt cette interprétation en soulignant la distance qui le sépare du Bordelais : « les hommes qui pensent, et pour lesquels j’écris, sauront distinguer mes pas des siens » (ibid.).

4La relation qu’entretiennent avec Montesquieu les philosophes de l’« École de Milan » (selon le mot de Voltaire repris par Stendhal) réunis autour de Pietro Verri est symétrique et inverse par rapport à celle qu’ils entretiennent avec Rousseau. Ils aiment en effet les conclusions politiques républicaines du philosophe de Genève, dont ils détestent les analyses historiques, la critique de la modernité et la théorie de l’amour-propre. Ils aiment au contraire la théorie de l’histoire du philosophe de La Brède, son éloge de la douceur moderne, sa définition de la liberté politique (EL, XI, 6, Paris, Classiques Garnier, 1973, t. I, p. 169), mais ils détestent ses conclusions politiques et sa défense des corps intermédiaires.

5La théorie pénale exposée dans Des délits et des peines doit ainsi beaucoup à Montesquieu. C’est en référence à la théorie du doux commerce que l’ouvrage trace le portrait d’une modernité appelée à se débarrasser du fléau de la guerre par l’action civilisatrice de l’industrie et des échanges. La description des mœurs modernes fonde l’appel à la modération des peines, conformément aux conclusions déjà tirées par Montesquieu dès la lettre [‣] des Lettres persanes, et radicalisées par Beccaria dans un sens abolitionniste. La raison enseigne en outre, a montré Montesquieu (EL, VI, 12-13) suivi par Beccaria (Des délits et des peines, § XXVII), que l’efficacité des peines n’est pas proportionnelle mais inversement proportionnelle à leur sévérité.

6Mais c’est surtout en référence constante et explicite à la définition de la liberté politique énoncée dans L’Esprit des lois que les Délits fondent la doctrine pénale sur la garantie des droits individuels. Tout se passe comme si un syllogisme de Montesquieu avait constamment servi de guide et de justification au projet de Beccaria : « La liberté politique consiste dans la sûreté, ou du moins dans l’opinion que l’on a de sa sûreté. Cette sûreté n’est jamais plus attaquée que dans les accusations publiques ou privées. C’est donc de la bonté des lois criminelles que dépend principalement la liberté du citoyen » (EL, XII, 2, t. I, p. 202). Cette définition de la liberté a une importance considérable pour tous les auteurs de l’École de Milan. Reprise plusieurs fois mot pour mot dans les Délits, elle y sert de fondement à l’interprétation même du contrat social, au principe de la certitude des peines, au rejet du principe de l’arbitraire et de l’interprétation des lois, à la distinction entre souverain et magistrat, à la critique du système vénitien des « accusations secrètes » (Des délits et des peines, § XV ; EL, V, 8, t. I, p. 61, et XI, 6, t. I, p. 169), à la nécessité de la promptitude des jugements. Ainsi, la théorie du syllogisme judiciaire exposée dans le chapitre IV des Délits généralise un précepte associé par Montesquieu aux seules républiques (EL, VI, 3), où les juges ne sont que « la bouche qui prononce les paroles de la loi ; des êtres inanimés qui n’en peuvent modérer ni la force ni la rigueur » (EL, XI, 6, t. I, p. 176). Enfin, le principe cardinal de la nécessité qui seule rend légitime non seulement tout châtiment, mais plus largement « tout acte d’autorité d’homme à homme » (Des délits et des peines, § II, p. 147), est associé par Beccaria à un passage de L’Esprit des lois : « Toute peine qui ne dérive pas de la nécessité est tyrannique » (EL, XIX, 14, t. I, p. 336).

7Cependant, l’hommage explicite rendu à Montesquieu pour la fécondité de ses analyses historiques et de ses définitions juridiques s’accompagne d’une critique politique implicite, que les lecteurs du temps ne pouvaient manquer de reconnaître. Engagés dans la lutte contre le Sénat milanais, les réformateurs lombards sont très hostiles à la « thèse parlementaire » et n’ont pas de mots assez durs contre les prétendus « corps intermédiaires ». Beccaria recourt à l’antiphrase de la prétérition : « Je n’examinerai pas […] s’il est vrai qu’elle [la distinction entre nobles et roturiers] forme un pouvoir intermédiaire qui limite les excès des deux extrêmes » (Des délits et des peines, § XXI, p. 209). Un tel pouvoir n’est en effet, répond-il, qu’un « despotisme intermédiaire qui, plus cruel, parce que moins assuré, étouffait les vœux toujours sincères du peuple » (§ XXVIII, p. 241). C’est sans doute également et largement contre Montesquieu et contre ce « despotisme intermédiaire » des grands et des nobles que les Délits accordent une valeur inédite et positive au terme de despotisme. En effet, « le despotisme d’un grand nombre d’hommes ne peut être corrigé que par le despotisme d’un seul » (§ IV, p. 155-157) ; ainsi, un État promis au despotisme par son étendue (comme l’a montré Montesquieu dans L’Esprit des lois, VIII, 19-20) ne peut se subdiviser en « républiques fédératives » (concept repris à L’Esprit des lois, IX, 1, t. I, p. 141) que grâce à quelque « dictateur despotique, qui ait le courage de Sylla » (Des délits et des peines, § XXVI, p. 225) ; ce despotisme salutaire, mais temporaire, est lui-même destiné à favoriser le règne bénéfique du « despotisme des lois », opposé au « despotisme des hommes » (§ IX, p. 173).

8Cette prise de distance à l’égard de « l’immortel président » se situe donc essentiellement au plan des institutions politiques, et non des principes et des procédures juridiques. Ainsi, on a pu reprocher à Beccaria de contredire la modernité républicaine de sa doctrine lorsqu’il affirme, conformément aux analyses de Montesquieu (EL, XI, 6, t. I, p. 171), l’utilité de la loi « qui veut que tout homme soit jugé par ses pairs » (Des délits et des peines, § XIV, p. 185). Mais lorsque Montesquieu soutient qu’il faut des censeurs dans une république et qu’il n’en faut point dans les monarchies (EL, V, 19), Beccaria rejette ces distinctions et ne retient que l’opposition du légitime et de l’illégitime : « S’il faut des censeurs, et en général des magistrats arbitraires, dans un gouvernement, cela provient de la faiblesse de sa constitution, et non de sa nature de gouvernement bien organisé » (Des délits et des peines, § XI, p. 177).

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Pour citer cet article

Audegean Philippe , « Beccaria, Cesare », dans Dictionnaire Montesquieu [en ligne], sous la direction de Catherine Volpilhac-Auger, ENS de Lyon, septembre 2013. URL : https://dictionnaire-montesquieu.ens-lyon.fr/fr/article/dem-1367159675-fr/fr