Helvétius, Claude Adrien

Sophie Audidière

1À considérer que leurs contemporains aient pu s’y tromper, on considère depuis bientôt soixante-dix ans que les Lettres de M. Helvétius au président de Montesquieu et à M. Saurin, relatives à l’aristocratie de la noblesse, publiées séparément en 1789 puis intégrées par La Roche (exécuteur testamentaire d’Helvétius pour les affaires littéraires) dans les Œuvres complètes d’Helvétius publiées avec un essai philosophique sur la vie et les ouvrages de l’auteur (Paris, Didot, 1795), sont des faux. Richard Koebner, Werner Krauss puis David Smith ont montré, à l’aide de considérations philologiques et philosophiques, que la terminologie des Lettres, très marquée par les problématiques révolutionnaires, ne peut être celle d’aucun auteur prérévolutionnaire, en particulier pour ce qui concerne le concept de despotisme. Ils ont également identifié les raisons biographiques et contextuelles qui invitent à penser que La Roche lui-même est l’auteur des lettres. Dans ces lettres, le pseudo-Helvétius, de manière prémonitoire, reproche à Montesquieu d’en rester à des constats de faits quand il serait temps de montrer ce que le gouvernement doit être, la société se trouvant au seuil de changements inédits. Montesquieu perdrait de vue l’alternative entre les bons et les mauvais gouvernements, au profit d’une typologie dont l’effet serait de sauver les corps intermédiaires. Cette erreur relèverait des préjugés auxquels on peut s’attendre de la part d’un membre de la noblesse de robe et dissimulerait que les corps intermédiaires et les réformes fiscales sont en train de faire verser la France dans le « despotisme ». Elle se nourrirait en outre d’une admiration mal fondée pour le modèle anglais.

2Tout au contraire, on montrera ici tout d’abord que dans son œuvre, De l’esprit (1758) et De l’homme (posthume, 1773), Helvétius fait un usage ad hoc mais bien caractérisé du concept de despotisme élaboré par Montesquieu. Ce concept est en effet opératoire dans l’analyse du gouvernement de la France, dans l’explication de l’inégalité des esprits et dans la réfutation de l’idée d’un despote éclairé, trois moments-clés dans la philosophie helvétienne. Par ailleurs si, dans De l’homme, Helvétius critique la typologie des principes des gouvernements, il pense sa critique comme un approfondissement et non comme une réfutation. Helvétius en effet, comme trois de ses bons lecteurs que sont Diderot, Le Roy et Chastellux, considère fondamentalement son œuvre dans la lignée ou plus précisément comme la « préface » de L’Esprit des lois. Cette indication de lecture est complétée par une autre, qui concerne le style et la méthode.

3D’un point de vue personnel, la thèse d’une brouille entre les deux hommes fut propagée et réfutée dès les années 1760 (voir par exemple David Hume à Hugh Blair, le 1er avril 1767, dans Helvétius, Correspondance générale, no 622, t. III, p. 285-286). La correspondance d’Helvétius, ainsi que divers témoignages, les montrent l’un pour l’autre amicaux et empressés (26 août [1748] et 11 février 1749, OC, t. XX), et l’admiration réelle d’Helvétius pour Montesquieu ne fait aucun doute (Saint-Lambert, Préface, ou Essai sur la vie et les ouvrages d’Helvétius, p. xviii).

4Tout le Discours III de De l’esprit s’appuie sur une lecture de Montesquieu et mobilise dans différentes argumentations le concept de despotisme. Désigné indifféremment comme « despotisme » ou « despotisme oriental », il présente la consistance d’un régime authentiquement politique, ce qui permet à Helvétius d’analyser d’abord la nature du gouvernement français. Ainsi (De l’esprit, III, 16, p. 338-339) la forme du gouvernement (la « constitution »), une véritable propriété privée (EL, V, 14, § 17 ; VI, 1, § 10 ; VI, 13, § 2), la présence de lois fondamentales (EL, II, 1, § 1 et II, 4), distinguent la monarchie française du despotisme. Un peu plus loin, Helvétius affirme clairement que la sujétion absolue de la religion est un signe incontestable de despotisme, dans la ligne de Montesquieu (EL, III, 10, § 6). Or, écrit-il, ce n’est pas le cas de l’Église catholique dans la France de son temps, qui n’est donc pas régie par un despote – qu’Helvétius puisse par ailleurs regretter cette autonomie implique simplement qu’il saisit bien que le despotisme est le résultat de la conjonction de facteurs qui ne sont pas nécessairement en eux-mêmes despotiques. Enfin, immédiatement après, Helvétius défend l’idée que si la France tombait dans le despotisme, elle ne survivrait pas longtemps, précisément parce que sa géographie n’est pas celle d’une plaine défendue par des déserts frontaliers, de type « oriental », ce qui en ferait une proie pour les puissances qui l’environnent (De l’esprit, III, 16, p. 339), à la différence des « vastes déserts » et de la « dépopulation » des empires despotiques de Turquie et de Perse. L’argumentation est évidemment intégralement reprise de Montesquieu. La restitution opératoire du concept de despotisme propre à Montesquieu est donc partielle mais bien caractérisée.

5Dans le même chapitre, l’explication par une série de causes morales de l’inégalité empiriquement constatée des esprits et de l’intensité variable de cette inégalité selon les siècles et les pays repose également sur un emprunt conceptuel fait à Montesquieu. Certains, écrit Helvétius, expliquent cette inégalité par des différences d’organisation, que d’autres justifient par le « climat », la « température », « l’air » (De l’esprit, III, 30, p. 414), à la « différence des latitudes » (De l’homme, II, 12, p. 141). C’est la thèse physique, qui désigne comme cause de l’inégalité, et comme justification de la prétention à la supériorité des peuples du Nord, un ensemble de facteurs divers et interdépendant allant du climat dans sa dimension météorologique à la nourriture des peuples, en passant par la qualité du terroir et le type de productions naturelles ou cultivées qu’il autorise (De l’homme, II, 12, note a p. 141, 143, note b p. 144) : nombre de commentateurs voient là une opposition à Montesquieu (voir J. Lough et J.-J. Gislain, à près de soixante ans de distance). Helvétius assimile ces thèses à d’anciens préjugés de médecins, repris selon lui par Rousseau (De l’esprit, III, 30, p. 412) et par des littérateurs comme Dubos. Dans une lettre qui serait de 1765, Helvétius discute également cette thèse chez un auteur qui pourrait être Jean Simon Lévesque de Pouilly (Correspondance générale, no 546, t. III, p. 151-155). Ce n’est pas ici le lieu de faire droit à ces mentions dans l’économie du texte helvétien ; on signalera plutôt que l’argumentation d’Helvétius sur la prétendue infériorité des Orientaux repose précisément sur le concept de despotisme élaboré par Montesquieu et qu’il lui reprend plus qu’il ne le critique le rôle du climat. En effet, Helvétius rappelle certes qu’il est faux de dire, comme le fait Montesquieu, que le Midi de l’Asie, tout « hérissé de montagnes », est « une vaste plaine dont l’étendue fournissait à la tyrannie les moyens de retenir les peuples dans l’esclavage » (De l’esprit, III, 29, p. 402). Mais il lui emprunte l’idée d’une plaine méridionale pour caractériser la France comme une monarchie et non un régime despotique. L’argument d’Helvétius est en fait que les causes physiques (ici, le fait que le terrain soit ou non une plaine) existent et jouent un rôle inversement proportionnel à l’emprise des causes morales. Avant que celles-ci ne dominent, sous la forme des lois que se donnent les sociétés, la détermination par les causes physiques rend compte de l’état d’avancement de l’esprit des hommes. Or c’est exactement le type de priorité chronologique  que Montesquieu accorde à l’empire du climat (EL, XIV, 5). Là encore, Helvétius emprunte à Montesquieu, dans une perspective qui n’est pas critique, avant de développer plus avant sa propre thèse.

6Enfin, Montesquieu est encore une aide conceptuelle dans la démonstration helvétienne de l’impossibilité d’un despote éclairé. Pour Helvétius, dans la lignée de Montesquieu, par définition, le despote satisfait tous ses désirs, et il est donc nécessairement dépourvu de passions fortes. Or dans cette même logique helvétienne, la poursuite vive et constante de la vérité suppose une passion forte qui soutienne la peine de l’attention (« l’esprit est fils du désir et du besoin », De l’homme, I, note 21, p. 97). Par conséquent, « exiger de lui [le despote] des lumières, c’est vouloir que les fleuves remontent à leur source ; et demander un effet sans cause » (De l’esprit, IV, 14, p. 529 ; voir aussi De l’homme, II, note 20, p. 187).

7Ainsi, Helvétius rencontre Montesquieu ponctuellement, et lui emprunte telle ou telle articulation conceptuelle pour appuyer la logique d’engendrement des passions et des vertus qui lui est propre. Mais notre examen fait bien apparaître chez lui une acclimatation réelle du concept de despotisme et des chaînes argumentatives au sein desquelles on peut le faire fonctionner. Si les points de doctrine développés ci-dessus peuvent sembler n’intéresser que la compréhension du texte helvétien, on peut cependant les replacer dans le cadre plus large de l’articulation qu’Helvétius propose entre son œuvre et celle de Montesquieu, telle que l’appréhendent ses contemporains, ce qui offre donc un double point de vue sur la réception de Montesquieu.

8L’objet de la philosophie d’Helvétius consiste en une philosophie morale, qu’on peut appeler matérialiste dans la mesure où le domaine de la morale est régi par l’unique principe de la sensibilité physique, et dont l’utilité est politique : il s’agit d’une théorie des passions supposée indiquer au législateur le périmètre de l’action humainement possible pour assurer le bonheur des individus et, partant, celui des nations. Or la critique la plus nette qu’Helvétius formule à l’endroit de Montesquieu touche précisément à la question des passions. D’après Helvétius, la tripartition des principes effectuée par Montesquieu, plus brillante que solide, ne permet pas d’apercevoir qu’ils sont trois formes secondaires d’un unique principe premier qui est l’amour du pouvoir (De l’homme, IV, 11, p. 228-229). Cette critique, de nature hobbesienne, consiste finalement en un « scrupul[e] » théorique permettant d’aller vers des idées « plus profondes, plus claires et plus générales » sur la question du « principe d’activité » des nations (ibid.). Helvétius considère en effet qu’il offre l’anthropologie générale qui sous-tend De l’Esprit des lois. Il n’est pas sûr qu’Helvétius se méprenne sur le projet de Montesquieu de constituer une science des mœurs, tout comme Diderot et Rousseau ont pu, dans un premier temps du moins, réduire L’Esprit des lois à des questions de droit positif. Mais dans tous les cas, il ne semble à aucun de ces lecteurs que le projet d’une science des mœurs, s’il est perçu, vienne se substituer au projet classique, repris par Helvétius, d’une science de l’homme.

9Tout au contraire, en 1758, Diderot écrit à propos de De l’esprit, pour les lecteurs de la Correspondance littéraire de Grimm : « c’est, proprement, la préface de l’Esprit des lois » (p. 311). Au même moment, Le Roy articule le travail du jurisconsulte, spécialiste du « système des lois et de la constitution physique et morale d’un pays » et celui du philosophe spéculatif, attaché à « découvrir les causes extérieures qui déterminent l’homme physique à agir, pour indiquer les effets moraux auxquels le législateur peut se promettre avec raison d’arriver » (p. 264 et 266). Leurs œuvres réunies ne forment qu’un unique ouvrage à l’usage des magistrats. À la mort d’Helvétius, cette indication de lecture est reprise par Chastellux : « De l’esprit, […] postérieur à L’Esprit des lois, dans l’ordre des temps, le précède immédiatement dans l’ordre des idées » (p. 12).

10Loin s’en faut cependant que tous ses contemporains aient considéré que ce « projet hardi » (ibid., p. 23) était réalisé avec succès. Cideville écrivit à Voltaire que De l’esprit était « un rabâchage de tout ce qui a été dit par Montesquieu, l’ami des hommes, etc. » (D7933). À la mort d’Helvétius, Grimm, qui manque rarement l’occasion d’une attaque personnelle, décrit dans la Correspondance littéraire un Helvétius obsédé par l’idée de la gloire littéraire incarnée par Maupertuis, Voltaire et Montesquieu, et tentant finalement avec De l’esprit  d’égaler l’œuvre de ce dernier : « Il espérait s’élever une colonne à côté de celle de Montesquieu. Il manqua son coup » (janvier 1772, t. IX, p. 421).

11Outre la question de l’articulation d’une science des mœurs à une science de l’homme, l’autre indication intéressante laissée par les contemporains concerne le style et la méthode. Ces derniers associent en effet d’abord Montaigne et Montesquieu comme pratiquant tous deux l’art de la preuve indirecte, l’usage de l’exemple, l’érudition démonstrative. On connaît l’association systématique des deux auteurs sous la plume de Voltaire, à des fins critiques : « je suis fâché que ce livre soit un labyrinthe sans fil, et qu’il n’y ait aucune méthode […] il est encore plus étrange que son livre soit un recueil de saillies. C’est Michel Montaigne législateur » (L’A, B, C, p. 209). Dans un échange avec Voltaire, Charles de Brosses reprend, mais d’une façon laudative, l’association de Montaigne et Montesquieu, et pour mieux marquer l’échec d’Helvétius à les imiter, faute d’un but aussi noble que ses prédécesseurs : « Je crois quelquefois rencontrer Montaigne ou Montesquieu, puis il se trouve subitement que je n’ai lu que l’Apologie pour Hérodote » (l’Apologie est un recueil de superstitions – de Brosses à Voltaire, Correspondance générale d’Helvétius, no 348, t. II, p. 123-124). La critique formulée en ces termes précis a dû être rémanente car Saint-Lambert, à la mort d’Helvétius, reprend le parallèle à des fins apologétiques : « on accusa M. Helvétius de manquer de méthode. On a fait le même reproche à M. de Montesquieu […]. La chaîne des idées échappe dans M. de Montesquieu, parce qu’il est obligé d’omettre souvent les idées intermédiaires. Mais cette chaîne n’existe pas moins. Elle échappe dans M. Helvétius, parce que les idées intermédiaires étant ou très neuves ou très importantes, il les développe, il les étend, il les embellit. Alors l’esprit frappé de plusieurs détails, perd de vue la suite des idées principales ; mais cette suite n’est pas moins dans l’ouvrage » (Préface, ou Essai sur la vie et les ouvrages d’Helvétius, p. lxxxiii-lxxxiv). Diderot à l’inverse souligne que le texte d’Helvétius souffre d’une volonté démonstrative trop explicite, quand le genre d’invention présent dans le texte helvétien, paradoxale, demanderait une méthode à la Montaigne, « qui ne veut jamais prouver, et qui va toujours prouvant » (Diderot, Réflexions sur le livre De l’esprit, p. 310-311). Le livre d’Helvétius lui semble paraître « dix ans » trop tard… L’allusion est limpide : malgré une apparente proximité philosophique, n’est pas Montesquieu qui veut.

Bibliographie

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Pour citer cet article

Audidière Sophie , “Helvétius, Claude Adrien”, in A Montesquieu Dictionary [en ligne], sous la direction de Catherine Volpilhac-Auger, ENS de Lyon, septembre 2013. URL: https://dictionnaire-montesquieu.ens-lyon.fr/en/article/dem-1377721132-fr/fr