Diego Venturino
1« Tu as ouï parler mille fois du fameux roi de Suède : il assiégeait une place dans le royaume qu’on nomme la Norvège ; comme il visitoit la tranchée seul avec un ingénieur, il a reçu un coup dans la tête dont il est mort » (LP, [‣]). La première référence à Charles XII dans l’œuvre de Montesquieu ne sert qu’à introduire le thème principal de la lettre que Rica écrit à Ibben : le rôle malfaisant des Premiers ministres dans les gouvernements arbitraires. Le ministre Georg Heinrich von Görtz est pris à partie, bien plus que le roi.
2Ces quelques mots confirment cependant l’étonnante renommée dont jouissait Charles XII au cours des vingt premières années du siècle, et prouvent que Montesquieu n’avait pas à cette date d’idées arrêtées sur son aventure politique et militaire et n’en tirait aucune considération d’ordre général. Il est fort probable qu’au moment de la rédaction supposée de cette lettre, fin 1719, les sources de Montesquieu se limitaient à la Gazette d’Amsterdam, qui avait donné la nouvelle de la mort du roi en janvier 1719 et celle de l’exécution de Görtz en mars de la même année. En effet, rien ne permet de penser qu’il connaissait à cette époque Les Campagnes de Charles XII, roi de Suède (Paris, 1706-1711) de Grimarest ou bien les ouvrages publiés anonymement par Daniel Defoe, The History of the Wars of his late Majesty Charles XII (Londres, 1715) et Some Account of the life […] of George Henry baron of Görtz (Londres, 1719), qui avaient largement contribué à créer la légende caroline dans l’Angleterre et dans l’Europe du temps et, qui étaient connus de Limiers et de Voltaire.
3C’est plutôt la représentation que donne ce dernier dans son Histoire de Charles XII, roi de Suède (1731) qui fait entrer le roi suédois dans l’univers des typologies politiques de Montesquieu. Pour Voltaire, Charles XII était l’incarnation du héros, admirable pour ses qualités de courage militaire, mais redoutable à son peuple dont il ne se souciait guère, opposé au grand homme, Pierre le Grand de Russie, roi bienfaiteur, qui avait fait advenir à la civilisation son peuple barbare par la fondation d’un nouvel empire régi par la raison. Ce Charles XII voltairien deviendra un lieu commun au XVIIIe siècle, un roi n’ayant pas les moyens de ses ambitions démesurées, ayant mal digéré Quinte-Curce et se prenant pour Alexandre. Nombreuses sont les traces d’une lecture précoce de l’ouvrage de Voltaire, dès 1731-1732 (Pensées, nos 641, 734, 744 ; Spicilège, nos 236, 572). Montesquieu pouvait compter également sur des témoignages oraux (celui de l’ambassadeur en Suède Louis-Pierre comte de La Marck, qui fut l’ami du roi, Spicilège, no 662), ainsi que sur les ouvrages de La Mottraye, Voyages […] en Europe, Asie et Afrique (La Haye, 1727 ; présents dans sa bibliothèque parisienne : Catalogue, Appendice 5, no[‣]) et Remarques […] sur l’Histoire de Charles XII (Londres, 1732 ; Spicilège, no 538).
4Après 1731, Montesquieu intègre plusieurs fois le roi suédois dans ses analyses. Sans jamais constituer pour lui un véritable objet d’étude, il est inscrit désormais dans sa galerie d’exemples historiques illustrant les méfaits des héros conquérants au caractère moral dominé par le despotisme de la gloire. Si Charles XII est en bonne compagnie, celle de Charles le Téméraire ou Alexandre le Grand entre autres, il n’en reste pas moins que pour Montesquieu le despote du nord présente des traits spécifiques de folie qui l’individualisent, ce dont il offre un portrait cocasse dans ses réflexions sur La Mottraye. Prisonnier des Turcs à Bender après 1709, sans le sou et sans armée, il menace l’univers entier et manifeste des signes certains de troubles de l’esprit (« Il était toujours avec ses bottes, il disait qu’il avait laissé ses pantoufles à Stockholm et qu’il ne les reprendrait que là », Spicilège, no 538).
5Au parallèle entre Charles XII et Charles de Bourgogne est consacrée une page des Réflexions sur le caractère de quelques princes et sur quelques événements de leur vie (1731-1733). Tout rassemble ces deux héros : « même courage, même suffisance [au sens de mérite], même ambition, même témérité, même succès, mêmes malheurs et même fin » (OC, t. IX, p. 51) [[‣]]. Voulant s’opposer à leur destinée, ils adoptèrent l’audace lorsqu’il fallait du courage, cherchèrent à se faire d’autres ennemis lorsqu’ils étaient déjà couverts de gloire, en cherchèrent même après des défaites. Le destin devait rattraper cet orgueil aveugle : « La mort de la plupart des princes tués dans les combats est un effet du hasard ; la conduite de ceux-ci fut telle qu’une pareille mort devint pour eux une nécessité » (ibid., p. 52). Dès ce premier parallèle, Montesquieu manifeste un manque total d’indulgence : de toute évidence, rien dans l’action de ce prince du Nord ne trouve grâce à ses yeux ; les malheurs de Charles XII le laissent froid, alors qu’il se déclare touché par ceux du duc de Bourgogne : « la raison en est que celui-ci est un personnage original, et l’autre, une mauvaise copie d’Alexandre » (ibid.).
6C’est bien le géant Alexandre qui va écraser définitivement Charles XII. En effet, celui-ci est à nouveau convié par Montesquieu dans L’Esprit des lois : un chapitre lui est consacré (X, 14 [13]) ; pour mieux dire, la moitié du chapitre, car l’autre moitié est un parallèle avec Alexandre le Grand (X, 13 [14] : les deux chapitres sont intervertis dans les éditions posthumes de 1757-1758). Charles XII est encore une fois utilisé comme une sorte d’exemple extrême de folie princière, d’absence de tout sens de la réalité historique et politique, et comparé à un prince qui pour être conquérant n’en était pas moins sensé. Montesquieu insiste surtout sur l’incapacité montrée par le roi suédois à concevoir le moindre calcul politique : imbu de lui-même et incapable d’entrer dans le jeu des alliances diplomatiques, ignorant des capacités économiques et militaires réelles de son pays qu’il épuise, s’attaquant à un immense empire en formation, celui de Pierre le Grand, qui finira par le détruire, Charles XII n’a rien d’un chef politique : « Il ne se réglait point sur la disposition actuelle des choses, mais sur un certain modèle qu’il avait pris : encore, le suivit-il très mal. Il n’était point Alexandre, mais il aurait été le meilleur soldat d’Alexandre » (EL, X, 14 [13]). L’affaire est entendue : Charles XII, réduit à un Don Quichotte dramatiquement réel, est un faire-valoir d’Alexandre, qui même dans le feu de sa passion avait, lui, « une saillie de raison qui le conduisait » (ibid.). On pourrait dire de Charles XII, « cyclope aveuglé par son orgueil (Pensées, no 744) ce que Montesquieu dit de Pierre Ier : il « n’était pas grand, il était énorme » (Pensées, no 1373). Au bout du compte, les grands hommes de Voltaire ne sont pas ceux de Montesquieu.
7Cela étant dit, tout cependant n’est pas dit. Car l’intérêt permanent de Montesquieu pour l’étude du caractère moral des princes avait un double objectif : souligner qu’une monarchie héréditaire est soumise inévitablement au risque impondérable d’un mauvais souverain et inscrire ce risque dans l’analyse des diverses forces historiques agissantes. Autrement dit, le caractère moral des princes fait partie de la nature des choses et doit être considéré comme tel. Le chapitre sur Charles XII contient en effet un des passages les plus célèbres de L’Esprit des lois : « Ce ne fut point Pultova qui perdit Charles. S’il n’avait pas été détruit dans ce lieu, il l’aurait été dans un autre. Les accidents de la fortune se réparent aisément : mais comment parer [1757-1758 : on ne peut pas parer] à des événements qui naissent continuellement de la nature des choses ? ¶Mais la nature ni la fortune ne furent jamais si fort [1758 : fortes] contre lui que lui-même » (EL, X, 14 [13]). Dans L’Esprit des lois, le roi suédois est convoqué comme preuve à charge dans le procès contre le despotisme qu’instruit le livre V. Sa situation de roi prisonnier des Turcs permet d’illustrer par l’anecdote une notion essentielle : l’exercice du despotisme n’a besoin que de très peu de lois. En effet, pour susciter la crainte il n’est pas nécessaire que le despote soit présent ou proche ou visible ; un symbole de sa volonté arbitraire suffit : « Charles XII étant à Bender, trouvant quelque résistance dans le sénat de Suède, écrivit qu’il leur enverrait une de ses bottes pour commander. Cette botte aurait gouverné comme un roi despotique » (EL, V, 14).
8D’un bout à l’autre de son œuvre, Montesquieu considérera l’exemple de Charles XII comme particulièrement efficace pour synthétiser le rôle de la personnalité individuelle dans la grandeur et dans la décadence des États. Que l’on considère son dernier texte connu sur les affaires suédoises, daté de 1748-1749 : dans le va-et-vient de la liberté en terre de Suède, depuis Christine jusqu’à Charles XI, de Ulricke-Eléonore (1718-1720) à Frédéric Ier de Hesse (1720), Charles XII incarne une fois de plus le danger du gouvernement arbitraire qui guette toute monarchie héréditaire aux institutions mal affermies (Pensées, no 1636).
9Dans tous les cas de figure, le roi botté des Suédois sera toujours pour Montesquieu l’expression la plus pure de la déraison au pouvoir, à la fois cause et effet du despotisme.
Bibliographie
Gunnar von Proschwitz, « Introduction » à Voltaire, Histoire de Charles XII, Œuvres complètes de Voltaire, Voltaire Foundation, Oxford, 1996, IV, p. 1-84.
Jean Ehrard, « Voltaire vu par Montesquieu », Voltaire et ses combats, Ulla Kölving et Christiane Mervaud dir., Oxford, Voltaire Foundation, 1997, p. 939-951, repris sous le titre « Le ver et la cochenille » dans Jean Ehrard, L’Esprit des mots. Montesquieu en lui-même et parmi les siens, Genève, Droz, p. 195-211.