Jean-Paul Schneider
1À une époque où les romans sont la cible des moralistes qui leur reprochent l’artifice outrancier des intrigues et le danger potentiel d’une représentation complaisante des passions, Montesquieu a toujours professé à leur égard une opinion très nuancée, critiquant les auteurs et les modes d’écriture plus que le genre romanesque lui-même (Lettres persanes, [‣]). Les passions faisant partie de la nature humaine, demander de les occulter lui paraît en effet absurde et vain ; en revanche, il place le romancier devant ses responsabilités et lui assigne le devoir de « rectifier » ces passions (Pensées, no 1438), en inventant, le cas échéant, des formes susceptibles de lier représentation des pulsions contradictoires de l’homme et réflexion sur les emplois possibles de l’énergie qu’elles développent. Sans en faire proprement une vocation, Montesquieu revendique donc sans honte son activité de romancier.
2Sa bibliothèque de La Brède, apparemment, ne laisse qu’une place mineure aux romans (Catalogue, nos[‣]-[‣], la même rubrique incluant la poésie, la mythologie, etc.). Montesquieu semble avoir possédé la plupart des classiques du siècle précédent et quelques critiques du roman contemporain (Lenglet Du Fresnoy, Bougeant ou Desfontaines). En revanche, à l’exception de Challe (Catalogue, no[‣]), les noms des grands romanciers de la première moitié du XVIIIe siècle ne figurent pas dans ce Catalogue (Crébillon apparaît néanmoins à deux reprises dans l’Inventaire après décès du domicile parisien). Il convient toutefois d’interpréter avec précaution ces données, car les Pensées montrent que les connaissances de Montesquieu sur les romans de son temps allaient bien au-delà des seuls titres du Catalogue.
3S’il reconnaît que telle de ses fictions n’est qu’« une espèce de roman » (Pensées, no 2033 à propos des Lettres persanes), que telle autre ne répond pas aux critères des « savants » (préface du Temple de Gnide, 1742), il n’hésite pas à se poser en revanche comme l’initiateur d’une forme romanesque inédite. Il prétend en effet renouveler le genre en établissant entre fiction et réalité historique un rapport qui nourrisse l’analyse des relations interindividuelles et de leurs prolongements politiques. Tel est le sens de son recours à la structure épistolaire dans les Lettres persanes (voir ce qu’il en dit dans « Quelques réflexions […] »), au récit en chaîne des avatars du métempsycosiste dans l’Histoire véritable, au singulier mariage des thèmes de l’amour éperdu et du gouvernement dans Arsace et Isménie.
4Car toute sa vie, Montesquieu a été attiré par l’écriture romanesque. Après les Lettres persanes, publiées en 1721, il fait paraître Le Temple de Gnide en 1725, compose l’Histoire véritable entre 1734 et 1739 (il la reprend à la fin de sa vie), et écrit, vers 1742 sans doute, Arsace et Isménie pour le reprendre en 1747. Il n’a pas publié de son vivant les deux derniers mais il n’a pas cessé de revoir et de corriger tous ses romans avec une attention méticuleuse : additions non négligeables à la seconde édition de 1721 des Lettres persanes (même si cette édition fut surtout le résultat d’une manœuvre éditoriale), minutieux cahiers de corrections qui, en 1751-1754, en modifient la rédaction et en complètent l’architecture ; changements considérables apportés à l’Histoire véritable sur les conseils de son ami Jean-Jacques Bel ; hésitations dont témoignent les manuscrits de La Brède sur la forme à donner à la conclusion d’Arsace et Isménie. La constance avec laquelle Montesquieu s’exerça à l’écriture romanesque, les nombreux changements qu’il apporta à ses textes, tout en en gardant certains dans ses papiers pendant plus de trente ans, les reprises ou les déplacements d’épisodes (développements sur la condition de l’eunuque passés des Lettres persanes à l’Histoire véritable, « histoire orientale » vraisemblablement transférée de l’Histoire véritable à Arsace et Isménie), tout cela invite à situer l’écriture romanesque de Montesquieu, après la fulgurante réussite des Lettres persanes, dans une sorte de laboratoire secret de l’écrivain.
5L’originalité de Montesquieu romancier ne réside pas dans le projet de moraliser la représentation des passions ni même dans celui de greffer sur le canevas d’un voyage des leçons de morale ou de politique — Télémaque, « l’ouvrage divin de ce siècle » (Pensées, nos 115, Ms 2519 (ancien no 2252 des Pensées : voir en ligne LP, [‣]) : textes transcrits l’un avant 1731, l’autre à une date indéterminée, et joint aux Pensées), en offrait un illustre précédent. Montesquieu a lui-même rappelé, à propos des Lettres persanes, que la véritable originalité de l’ouvrage était à chercher dans la « chaîne secrète » qui y lie philosophie, politique et morale « à un roman » (« Quelques réflexions sur les Lettres persanes », posthume). En fait toute son œuvre romanesque s’est appliquée à représenter, au sens presque théâtral du terme, leur parallélisme dans le fonctionnement du rapport d’autorité, le désir absolu de conquérir et de posséder étant une tentation qui guette aussi bien l’amoureux, par le biais de la jalousie ou de l’inconstance, que l’homme de pouvoir, par celui du despotisme. Dans l’amour tout au moins, cette dérive peut être fortement combattue par le dévouement et le don de soi à l’autre. En mettant en relation amour, histoire et leçon politique, Montesquieu semble avoir voulu expérimenter, sur divers cas de figure illustrant des situations de pouvoir, les manifestations de la volonté de puissance, des résistances qu’elle engendre ainsi que des réflexes ou des apprentissages susceptibles de freiner, voire de bloquer la fatale évolution de l’exercice du pouvoir vers le despotisme. Sans doute est-ce l’une des raisons qui l’ont poussé à choisir l’Orient comme cadre de ses romans : car dans les pays chauds « chacun cherchera à prendre sur les autres tous les avantages qui peuvent favoriser [les] passions » (EL, XIV, 2). Enfin en mettant en œuvre des formes éclatées d’écriture, Montesquieu a placé le lecteur dans la position de l’historien, tous deux invités à tirer d’informations disparates un sens cohérent. Par là il prête à cette manière d’écriture romanesque une fonction proprement épistémologique.
6On voit donc de quelle façon les romans de Montesquieu, même le plus insignifiant en apparence comme Le Temple de Gnide, se rangent dans la perspective de son grand projet de L’Esprit des lois (ce que suggère d’ailleurs d’une manière humoristique la préface de 1742 du Temple de Gnide). Longtemps pourtant la critique s’est méprise sur ce que représentait pour Montesquieu l’écriture romanesque. Considérant que pour un homme de science comme lui, le roman ne devait être qu’un divertissement, elle regardait ses fictions comme des productions marginales. Ce n’est qu’à partir des années 1960 et du remarquable essai de Roger Laufer qu’elle a pris conscience de l’importance que pouvait prendre, dans la démarche de Montesquieu, la pratique du roman. Encore l’a-t-elle fait surtout pour les Lettres persanes. Aussi peut-on dire que l’on commence seulement à prendre la mesure de l’enjeu philosophique et épistémologique qu’a constitué pour Montesquieu, tout au long de sa carrière, l’expérimentation romanesque.
Bibliographie
Roger Laufer, « La réussite romanesque et la signification des Lettres persanes », Revue d’histoire littéraire de la France 61, avril-mai 1961, p. 188-203 ; repris dans R. Laufer, Style rococo, style des Lumières, Paris, José Corti, 1963, p. 51-72.
Roger Mercier, « Le roman dans les Lettres persanes : structure et signification», Revue des sciences humaines 107, 1962, p. 345-356.
Henri Coulet, Le Roman jusqu’à la Révolution, Paris, Armand Colin, 1967.
Jean Goldzink, La Politique dans les Lettres persanes, Presses de l’ENS, Fontenay-Saint-Cloud, 1988.
Alberto Postigliolia, « L’Histoire véritable, prélude épistémologique à L’Esprit des lois ? », dans Lectures de Montesquieu, Edgar Mass et Alberto Postigliola dir., 1, Naples, Liguori, 1993, p. 147-167.
Céline Spector, Montesquieu, les « Lettres persanes » : de l’anthropologie à la politique, Paris, Presses universitaires de France, 1997.
Annie Becq, Commentaire des « Lettres persanes », Gallimard, Folio, 1999.
Philip Stewart et C. Volpilhac-Auger, « Introduction aux Lettres persanes », « Pour une histoire véritable des Lettres persanes » [http://montesquieu.huma-num.fr/editions/fictions-poesies/lettres-persanes/histoire-veritable-des-lettres-persanes].
Françoise Gevrey, « Morale et politique mises en fiction : Arsace et Isménie de Montesquieu », dans Morales et politique, Jean Dagen, Marc Escola et Martin Rueff dir., Paris, Champion, 2005, p. 229-246.
Philip Stewart et Catherine Volpilhac-Auger, Histoire véritable et autres fictions, Paris, Gallimard, « Folio Classique », 2011, introductions.
Lettres persanes, éd. Philip Stewart, Paris, Classiques Garnier, 2013.