Philippe Raynaud
1Montesquieu est sans aucun doute l’un de ceux qui ont contribué en France à faire connaître et admirer la « constitution de l’Angleterre ». Il n’est évidemment ni le premier ni le seul à voir dans le régime anglais le modèle de ce que l’on appellera bientôt la « liberté des modernes » : Voltaire, dont le séjour en Angleterre (1726) précède de trois ans celui de Montesquieu a donné dans les Lettres philosophiques (1734) un tableau inégalé de la société anglaise, qui explique parfaitement les raisons de l’engouement du public « éclairé » pour une nation qui semblait à la fois plus libre, plus heureuse et potentiellement plus puissante que la monarchie française. L’originalité de l’auteur de L’Esprit des lois vient plutôt de son attention aux équilibres politiques et juridiques qui ont rendu possibles le développement et la préservation d’une forme particulière de liberté et son intérêt pour la constitution anglaise est inséparable d’une réflexion sur les mérites et les défauts du régime de la France dont l’orientation s’écarte sur bien des points des idées dominantes des Lumières françaises. Chez la plupart des « philosophes », l’éloge de l’Angleterre est un moyen de mettre en question les lois ou les mœurs traditionnelles de la France, et il n’est pas incompatible, comme le montre l’exemple de Voltaire, avec une certaine sympathie pour l’œuvre civilisatrice de la monarchie absolue. Chez Montesquieu, l’Angleterre se distingue de tous les autres corps politiques, même modérés, par ce qui fait l’objet de sa constitution, à savoir la préservation et l’extension de la liberté politique, mais ce radicalisme même dans la poursuite de la liberté l’écarte de la modération et inversement, la monarchie française peut (ou aurait pu) incarner une autre voie possible, plus modérée, vers la liberté si elle n’avait pas été corrompue par une tendance pluriséculaire au « despotisme ». Comme l’a montré Céline Spector, l’éloge que fait Montesquieu de la liberté anglaise, qui repose sur l’expansion du « commerce », ne l’empêche pas de valoriser également dans le régime français, une certaine forme de « modération » et même de liberté, due au rôle de l’honneur et à l’importance des « manières ». Cette comparaison est présente dès les premiers écrits de Montesquieu, et se trouve au cœur des analyses de L’Esprit des lois.
La liberté anglaise est-elle fondée sur la vertu ?
2On trouve au premier tome des Pensées (articles copiés vers 1734-1735) une description frappante des traits qui caractérisent l’Angleterre, et qui la distinguent de la France : « L’établissement des monarchies produit la politesse ; mais les ouvrages d’esprit ne paraissent que dans le commencement des monarchies, la corruption générale affectant encore cette partie-là. » (no 779)« Les Anglais sont occupés : ils n’ont pas le temps d’être polis. » (no 780)« La différence des Anglais et des Français. Les Anglais vivent bien avec leurs inférieurs et ne peuvent soutenir leurs supérieurs. Nous nous accommodons de nos supérieurs et sommes insupportables à nos inférieurs. » (no 781)
3Les deux premiers articles partent d’un lieu commun familier de la comparaison entre la France et l’Angleterre : les Français sont polis, parce qu’ils doivent plaire à leurs supérieurs, et donc, parce qu’ils ne sont pas vraiment libres, là où les Anglais sont honnêtes parce qu’ils sont libres, mais ont en contrepartie des manières moins raffinées que celles des Français. La troisième oppose clairement la liberté anglaise, qui est liée à une certaine égalité entre les citoyens à la sociabilité française, où la hiérarchie des rangs se traduit par le comportement alternativement servile du courtisan, qui en fait une version distinguée du laquais. Mais ce tableau doit être nuancé par une considération décisive : le vrai ressort de la liberté anglaise n’est pas tant la vertu que l’intérêt, qui est en fait la première préoccupation des Anglais, et la raison principale qui fait qu’ils sont si « occupés ». Inversement, si les Français sont plus « polis » que les Anglais, ce n’est pas parce qu’ils sont plus mauvais que ces derniers, c’est parce qu’ils sont eux aussi « occupés », mais que leur premier souci est de plaire : « à Paris, on est étourdi par le monde ; on ne connaît que les manières, et on n’a pas le temps de connaître les vices et les vertus » (Pensées, no 1079).
4Les Anglais sont donc libres et, pour autant que l’intérêt bien entendu l’exige, honnêtes sans être vraiment vertueux, mais ils ne sont pas très aimables, et ils sont sur tous ces points le contraire exact des Français. C’est cette idée générale que l’on retrouve déclinée sous diverses manières dans les Notes sur l’Angleterre, qui résument l’expérience de Montesquieu pendant son long séjour de 1729-1731. L’Angleterre y apparaît d’emblée comme un pays à la fois libre et honnête sans être grossier, ce qui lui donne évidemment une place assez éminente parmi les États de son temps : « A Londres, liberté et égalité. La liberté de Londres est la liberté des honnêtes gens, en quoi elle diffère de celle de Venise, qui est la liberté de vivre obscurément et avec des p.... et de les épouser : l’égalité de Londres est aussi l’égalité des honnêtes gens, en quoi elle diffère de la liberté de Hollande, qui est la liberté de la canaille » ([7], Voyages, p. 496). Mais cela n’empêche pas que, finalement, Montesquieu donne des mœurs et des manières anglaises un tableau assez peu flatteur, qui exprime sans doute une certaine désillusion. Il critique, certes, les Français qui se plaignent trop vite d’être mal reçus en Angleterre, mais c’est pour remarquer que ce manque d’amabilité régit aussi les rapports des Anglais entre eux : « Comment les Anglais aimeraient-ils les étrangers ? Ils ne s’aiment pas eux-mêmes. Comment nous donneraient-ils à dîner ? Ils ne se donnent pas à dîner entre eux » ([9], p. 498). Les manières anglaises manquent donc de grâce, comme le montrent les relations entre les hommes et les femmes : « Les femmes y sont réservées, parce que les Anglais les voient peu ; elles s’imaginent qu’un étranger qui leur parle veut les chevaucher. “Je ne veux point, disent-elles, give to him encouragement” » ([35], p. 504). Tout cela est lié au régime politique anglais, car si c’est bien le goût de la liberté qui entretient l’atmosphère de défiance, cette liberté-là est peu favorable à l’amitié et elle ne va pas sans une certaine dureté de cœur : « Comme on ne s’aime point ici, à force de craindre d’être dupe, on devient dur » ([18], p. 500) ; la même idée se retrouve dans un article des Pensées (no 1136), qui fait de la haine et de la vengeance les ressorts principaux de la sociabilité anglaise : « Les Anglais ne sont presque jamais unis que par les liens de la haine et l’espoir de la vengeance ».
5Ce qui ressort finalement des Pensées et des Notes sur l’Angleterre, c’est que si les Anglais sont bien un peuple libre, cela n’implique ni que leurs vertus soient supérieures à celles des autres peuples, ni qu’ils soient plus heureux. Le trait principal de la société anglaise est finalement la prédominance de la passion des richesses sur tous les autres mobiles de l’action. Cette passion a un versant heureux, qui tient à ce qu’il y a de « républicain » dans le régime anglais : contrairement à une tendance sans doute dominante dans la noblesse française (qu’on retrouvera encore chez les Guermantes de Proust), les Anglais donnent au mérite personnel une certaine valeur au détriment des conventions aristocratiques, mais cela même a pour contrepartie le renforcement du rôle de l’argent. L’amour des richesses n’est pas non plus incompatible avec un certain héroïsme, car les Anglais sont capables de faire des choses extraordinaires pour gagner de l’argent (comme les Français le font pour le dépenser). Pour finir, cependant, le goût de l’argent finit par corrompre l’esprit public et par mettre en danger la liberté : « Les Anglais ne sont plus dignes de leur liberté. Ils la vendent au roi ; et si le roi la leur redonnait, ils la vendraient encore ». On peut aussi avoir des doutes sur la nature, voire sur la réalité du bonheur des Anglais : « Les Anglais sont riches, ils sont libres, mais ils sont tourmentés par leur esprit. Ils sont dans le dégoût ou dans le dédain de tout. Ils sont réellement assez malheureux, avec tant de sujets de ne l’être pas. » (Pensées, no 26; antérieur à 1731). Cette fragilité du bonheur anglais se manifeste notamment par la propension des Anglais au suicide (Pensées, no 1426), que Montesquieu attribuera plus tard au climat de l’Angleterre et à la complexion des Anglais (EL, XIV, 12).
La constitution de l’Angleterre
6Admiratif, le jugement de Montesquieu sur l’Angleterre est également ambivalent, ce qui interdit de voir le célèbre chapitre 6 du livre XI de L’Esprit des lois (« De la constitution d’Angleterre ») comme un éloge sans restriction : il s’agit plutôt d’une tentative de résoudre une énigme clairement exprimée dans les textes antérieurs – celle d’un régime libre et (relativement) modéré qui ne repose ni sur la vertu, ni l’honneur. La première chose qu’il faut ici remarquer, c’est que ce régime, qui est pourtant sans doute à ses yeux l’expression la plus accomplie des aspirations qui se font jour à son époque, semble d’abord entrer assez mal dans le cadre de pensée fixé par Montesquieu : il ne correspond aux critères d’aucun des trois régimes définis au livre II de L’Esprit des lois, sans être pour autant à proprement parler un « régime mixte ». Dans le livre V, Montesquieu écrit qu’en Angleterre, « la république se cache sous la forme de la monarchie » (EL, V, 19), mais cela ne suffit pas à lever les incertitudes sur la nature et sur le principe de ce régime. Pour Montesquieu, la république n’est possible que dans de petits États où les citoyens peuvent sans peine comprendre le bien public et s’y reconnaître et le monde moderne, qui s’accompagne d’un développement considérable du commerce et de l’inégalité des fortunes, a besoin des grands États et semble donc voué à faire de la république, démocratique et même aristocratique, un régime du passé. Or, précisément, c’est en Angleterre que ces tendances nouvelles sont le plus visibles : elle devrait donc être très éloignée de la république, même « cachée » sous la forme monarchique. Inversement, le fonctionnement de ce qu’il y a de « monarchique » dans le régime anglais semble également très éloigné des critères développés dans le livre II de L’Esprit des lois puisque, finalement, c’est beaucoup moins l’honneur que le calcul politique et, surtout, que la corruption, qui pousse les puissants à agir en harmonie avec les vœux du roi. L’Angleterre vit sous un régime semi-républicain ou semi-monarchique dont le « principe » n’est ni la vertu, comme dans les républiques démocratiques, ni l’honneur, comme dans les monarchies, ni même la modération, puisqu’elle connaît une « liberté extrême ». Ce qui caractérise l’Angleterre, c’est moins son principe – ce qui la fait agir – que son « objet », le but qu’elle poursuit spontanément.
7Tous les États, dit Montesquieu, ont en commun un même objet, qui est de se maintenir, mais chaque État en a aussi un qui lui est particulier et qui le distingue de tous les autres : « l’agrandissement était le but de Rome ; la guerre, celui de Lacédémone ; la religion, celui des lois judaïques », mais il y a aussi dans le monde une nation – l’Angleterre – « qui a pour objet direct de sa constitution la liberté politique » (EL, XI, 5). Cela ne veut pas dire que seule l’Angleterre connaît la liberté politique (pas plus que Sparte ne fut la seule cité à faire la guerre !), mais cela implique bien une orientation particulière : ce qui, ailleurs, est un trait (heureux) parmi d’autres régimes dont ce n’est pas le but premier, devient ici l’objet de la nation, c’est-à-dire ce qui donne leur sens aux lois et aux mœurs. Dans les chapitres 2 et 3 du livre XI, Montesquieu avait dit que la liberté politique ne se confond ni avec le « pouvoir du peuple » ni avec le droit de « faire ce qu’on veut » : « Il est vrai que dans les démocraties le peuple paraît faire ce qu’il veut ; mais la liberté politique ne consiste point à faire ce qu’on veut. Dans un État, c’est-à-dire dans une société où il y a des lois, la liberté ne peut consister qu’à pouvoir faire ce que l’on doit vouloir, et à n’être point contraint de faire ce que l’on ne doit pas vouloir » (EL, XI, 3) ; cette définition n’est pas « démocratique » et elle n’implique aucune valorisation particulière de la participation aux affaires publiques, mais elle est sans aucun doute « républicaine » : l’égalité devant la loi, et la soumission de tous à son autorité est la première condition de la liberté. Dans le chapitre 6, il insiste plutôt sur les sentiments qui découlent de cette protection de la loi : « La liberté politique dans un citoyen est cette tranquillité d'esprit qui provient de l'opinion que chacun a de sa sûreté; et pour qu'on ait cette liberté, il faut que le gouvernement soit tel qu'un citoyen ne puisse pas craindre un citoyen » (1757-1758 : « un autre citoyen ») ; ce qui fait l’ « objet » de la nation anglaise, c’est le perfectionnement de tous les dispositifs favorables à ce sentiment de « sûreté » — et le résultat de cette orientation fondamentale est quelque chose de tout à fait nouveau et de très différent de ce qui existe dans les autres régimes politiques, même modérés.
8L’analyse que donne Montesquieu de la constitution de l’Angleterre est tout à la fois célèbre et controversée. On en retient en général l’idée que, comme Montesquieu l’avait dit un peu plus haut, « pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir » (EL, XI, 4), mais les interprètes se divisent sur la signification exacte de cette « séparation des pouvoirs » (l’expression elle-même se trouve pas chez Montesquieu, qui dit simplement que les « pouvoirs » doivent être « séparés »). Certains contresens (comme celui qui déduit du principe de séparation la nécessité d’une spécialisation stricte des organes étatiques) sont aisés à réfuter mais d’autres questions, comme celle d’une hypothétique fondation de la balance des pouvoirs dans celle des « forces » sociales, restent toujours discutées. En fait, ce qui est frappant, c’est que l’analyse de Montesquieu repose sur une information très précise quant à l’évolution contemporaine du régime anglais, tout en ignorant de manière sans doute délibérée les discussions traditionnelles dont celui-ci est l’objet.
9En première lecture, on peut considérer que l’essentiel de l’analyse porte sur les relations entre les trois composantes du « King in Parliament » – le roi, les Communes et les Lords – qui sont réglées par un double principe d’équilibre aboutissant à un rôle privilégié du corps des nobles ; il faut, d’une part, que la puissance exécutive et la puissance législative, soient distinctes et, de l’autre, que la puissance législative elle-même soit « confiée, et au corps des nobles, et au corps qui sera choisi pour représenter le peuple, qui auront chacun leurs assemblées et leurs délibérations à part, et des vues et des intérêts séparés ». Dans ce cadre, Montesquieu est conduit à marginaliser la « puissance de juger » qui, dit-il, est « en quelque façon nulle » pour considérer qu’ « il n’en reste que deux », et pour attribuer à la chambre des lords une position centrale : « comme [les deux puissances exécutive et législative] ont besoin d’une puissance réglante pour les tempérer, la partie du corps législatif qui est composée de nobles est très propre à produire cet effet ». La marginalisation de la « puissance de juger » peut paraître curieuse, s’agissant du pays du Common Law, où les tribunaux contribuent notablement à la production du droit et, par là, à l’unification juridique du royaume, mais elle se comprend si l’on note que ce dont parle en fait Montesquieu, c’est du jugement par jury, dans lequel la puissance de juger est en effet « nulle », comme elle doit l’être dans un État où la puissance du peuple est considérable ; inversement, l’importance de la chambre des Lords se marque bien par des fonctions judiciaires ou juridictionnelles : elle juge les affaires de la noblesse qui risquerait d’être mal traitée par les jurys populaires, elle examine les accusations politiques émanant du peuple, et lorsque la loi, « qui est en même temps clairvoyante et aveugle » s’avère trop rigoureuse, c’est à elle qu’il revient de « modérer la loi en faveur de la loi même, en prononçant moins rigoureusement qu’elle ». En fait, la question centrale est évidemment celle des relations entre l’exécutif (le roi) et le législatif et c’est là, selon Montesquieu, que le régime anglais fait merveille, en donnant au monarque les moyens d’empêcher le législatif de devenir « despotique » sans pour autant prétendre « statuer » à sa place, et en donnant à la puissance législative « la faculté d’examiner de quelle manière les lois qu’elles a faites ont été exécutées » sans lui laisser celle « d’arrêter la puissance exécutrice ». L’auteur de L’Esprit des lois ne s’intéresse guère aux discussions traditionnelles entre Whigs et Tories sur les principes de la constitution anglaise mais il a noté un point décisif dans la formation du régime moderne : si le roi est inviolable et irresponsable, le corps législatif peut demander des comptes à ses ministres.
10Le chapitre sur la « constitution de l’Angleterre » est très souvent l’objet de deux lectures réductrices. La première s’appuie sur ce que dit Montesquieu de la nécessaire puissance de la Chambre haute pour majorer l’aspect aristocratique, voire « féodal » (Althusser) de sa pensée. La deuxième considère que, si l’idée que « le pouvoir arrête le pouvoir » exprime bien un trait fondamental des régimes modernes, Montesquieu en donnerait une vision encore assez étroite, parce que limitée aux relations juridiques entre les « pouvoirs », sans prendre en compte la dynamique politique des régimes représentatifs. En fait, Montesquieu est sur ces deux points plus proche de nous que l’on ne le croit. S’il insiste sur les dispositions qui permettent de protéger les hautes classes, c’est parce qu’il sait que, dans son fond, le régime anglais tend vers l’égalité et que, s’il doit périr, ce sera par l’accroissement de la puissance législative et plus particulièrement des Communes : « Comme toutes les choses humaines ont une fin, l’État dont nous parlerons perdra sa liberté, il périra. Rome, Lacédémone et Carthage ont bien péri. Il périra lorsque la puissance législative sera plus corrompue que l’exécutrice ». En fait, ce que décrit Montesquieu c’est, au-delà du cas anglais, la naissance d’une société nouvelle, où le goût pour la liberté politique est inséparable de la recherche par chacun de son intérêt particulier et où le « commerce » prend de plus en plus le pas sur la « vertu » : or, « le commerce est la profession des gens égaux » (EL, V, 8). La liberté politique « extrême » – et peut-être par là-même fragile – qui caractérise l’Angleterre est liée à l’invention d’une nouveau type de régime politique, qui n’est en rien semblable aux républiques classiques ; c’est ce que n’ont pas compris les premiers républicains modernes : « Harrington, dans son Oceana, a aussi examiné quel était le plus haut point de liberté où la constitution d'un État peut être portée. Mais on peut dire de lui qu'il n'a cherché cette liberté qu'après l'avoir méconnue, et qu'il a bâti Chalcédoine, ayant le rivage de Byzance devant les yeux ». Or ce nouveau type de régime est très loin de ne se caractériser que par des dispositions législatives ou constitutionnelles de limitation des pouvoirs. En fait, comme l’a admirablement montré Pierre Manent, la répartition des pouvoirs dans la constitution anglaise est inséparable d’un fait politique majeur, qui est l’organisation d’une compétition entre deux « partis » rivaux, dont chacun gravite autour des deux pôles que sont le roi et les Communes et dont les conflits sont tranchés par des électeurs dont on ne peut gagner la majorité qu’en limitant les prétentions des deux camps : l’« effet de la liberté » conduit les électeurs à empêcher chaque parti d’acquérir une prépondérance excessive et le conflit des partis renforce finalement la liberté des citoyens (EL, XIX, 27).
11L’analyse de la « constitution de l’Angleterre » est donc inséparable de celle de la société anglaise, dont le chapitre 27 du livre XIX, « Comment les lois peuvent contribuer à former les mœurs, les manières et le caractère d’une nation », montre sur un mode hypothético-déductif que ses traits principaux peuvent pour l’essentiel être expliqués par la logique du régime, à laquelle s’ajoutent seulement les effets du climat et de l’insularité. À l’intérieur, l’effet de la liberté est d’étendre toujours plus l’empire de la liberté, ce qui fait que même les efforts même de Jacques II pour détruire les équilibres de la constitution anglaise ont fini par les renforcer, comme l’a montré la « Glorieuse Révolution » de 1688. La liberté que chacun a de se gouverner lui-même produit à la fois la probité du clergé, la multiplicité des sectes et, pour finir, l’affaiblissement général des croyances religieuses. Les vertus guerrières sont moins considérées que les vertus civiles et, puisque l’Angleterre est une île, il est naturel qu’elle cherche à étendre sa puissance par le commerce plus que par la conquête. Les manières ne sont pas moins affectées par le régime anglais et c’est pour cela que Montesquieu reprend dans L’Esprit des lois l’essentiel des observations qu’il avait recueillies dans les Notes sur l’Angleterre et dans les Pensées : le primat du mérite et de la richesse sur la noblesse, l’absence des formes les plus raffinées de la politesse, le manque d’intérêt pour la galanterie et la relative dureté des cœurs sont maintenant vus comme les effets de la « liberté extrême », qui est le corrélat naturel du règne des intérêts.
Bibliographie
Joseph Dedieu, Montesquieu, l’homme et l’œuvre (1913), Paris, Boivin, 1943.
Charles Eisenmann, « L’Esprit des lois et la séparation des pouvoirs », dans Mélanges Carré de Malberg, Paris, Duchemin, 1933, p. 165-192 ; rééd. Dans Cahiers de philosophie politique, université de Caen, nos 2-3, 1985.
Charles Eisenmann, « La pensée constitutionnelle de Montesquieu », dans Recueil Sirey du Bicentenaire de L’Esprit des lois, 1748-1948 : La pensée politique et constitutionnelle de Montesquieu, Boris Mirkine-Guetzevitch et Henri Puget dir., Paris, 1952, p. 133-160 ; rééd. dans Cahiers de philosophie politique, université de Caen, nos 2-3, 1985.
Charles Eisenmann, Écrits de théorie du droit, de droit constitutionnel et d’idées politiques, Paris, Panthéon-Assas Paris 2, LGDJ, 2002.
Louis Althusser, Montesquieu, la politique et l’histoire (1959), Paris, PUF, 1964.
Michel Troper, La Séparation des pouvoirs et l’histoire constitutionnelle française (1973), Paris, 1980.
Lando Landi, L’Inghilterra e il pensiero politico di Montesquieu, Padoue, CEDAM, 1981.
Pierre Manent, Histoire intellectuelle du libéralisme : dix leçons, Paris, Calmann-Lévy, 1987.
Céline Spector, Montesquieu. Pouvoirs, richesses et sociétés, Paris, PUF, 2004.
Guillaume Barrera, Les Lois du monde. Enquête sur le dessein politique de Montesquieu, Paris, Gallimard, 2009.
Philippe Raynaud, La Politesse des Lumières. Les lois, les mœurs, les manières, Paris, Gallimard, 2013.