Rebecca Kingston
1La religion est un thème récurrent dans les écrits de Montesquieu, bien que sa pensée en la matière ait évolué au cours de sa vie. Si l’on peut s’interroger sur ces convictions personnelles, il est certain que dans ses études et ses recherches, il a accordé la plus grande attention à la religion comme force politique et sociale. Sa première intervention à l’académie de Bordeaux, la Dissertation sur la politique des Romains dans la religion (1716), adopte une position de type machiavélien, en définissant la religion comme un instrument aux mains des élites politiques. À la fin de sa vie, il semble accorder plus de crédit à l’autonomie des croyances religieuses et au rôle qu’elles peuvent jouer de manière spécifique dans la vie politique. Cependant, la manière dont il insiste sur l’utilité de la religion devait susciter l’inquiétude et les soupçons des autorités ecclésiastiques françaises, et tandis que Montesquieu tentait par diverses voies d’apaiser jansénistes et jésuites, L’Esprit des lois fut inscrit à l’Index. Néanmoins, en renouvelant la réflexion sur la religion et sur ses liens aux autres phénomènes politiques et sociaux, Montesquieu a puissamment contribué aux débats des Lumières sur la diversité religieuse et la tolérance.
2Alors que la famille de Montesquieu, conformément à la tradition en vigueur dans une noblesse soucieuse de préserver son patrimoine, comptait de nombreux religieux, notamment chez ses oncles, tantes, frère et sœurs, il refusa ce destin pour ses propres enfants, préférant marier sans éclat sa fille cadette Denise. Cela permet-il de définir sa propre religion ? Lors de la publication de L’Esprit des lois, ses conceptions religieuses furent jugées hautement hétérodoxes : il fut accusé de spinozisme pour avoir soumis Dieu à la loi (EL, I, 1). Dans le droit fil de cette interprétation, des lecteurs de Montesquieu ont vu en lui un penseur anti-religieux (Faguet ; J. Shklar). Mais un biographe reconnu de Montesquieu, R. Shackleton, a soutenu que tout en se montrant bon catholique dans la vie courante, il tend dans ses écrits à placer la morale au-dessus de la foi, ce qui en ferait moins un ennemi de la religion qu’un déiste. On en trouve une preuve supplémentaire dans une lettre non datée (mai 1754 ?) à l’évêque Warburton : la recherche d’une « vérité purement spéculative » lui paraît infiniment moins préférable que l’« infinité de biens pratiques » issus d’une foi solide, même si celle-ci s’égare. Cet intérêt pour les effets politiques et sociaux des croyances religieuses suggère qu’on ne saurait considérer Montesquieu comme opposé à la religion. Néanmoins, toute définition de la religion propre de Montesquieu reste pure matière à spéculation, malgré ses efforts pour défendre son orthodoxie dans la Défense de L’Esprit des lois. Une position intéressante (et ancienne), bien qu’elle ne soit pas décisive, peut être retenue d’un commentaire inscrit dans les marges des Operade Cicéron, commentaire qui n’avait jamais été destiné à être publié : « je les ai faites [ces réflexions] dans la liberté de la philosophie, j’ai souvent fait abstraction d’une religion que je révère […] » (Notes sur Cicéron, Bordeaux, Ms 2538, OC, t. XVII, 2017). Dans le contexte plus large de son œuvre, cette affirmation ne correspond pas à d’autres infléchissements de sa pensée. En particulier, on a pu soutenir l’idée qu’en soutenant l’idée d’une religion civile pour favoriser différentes formes de religion dans différents cercles de la nation, Montesquieu rompt de manière remarquable avec l’idée universaliste issue de sa distinction entre vraie et fausse religion.
3Il n’en est pas moins clair que Montesquieu s’est montré très critique envers la politique et un grand nombre de pratiques de l’Église catholique. Ses critiques sont exprimées avec force dans ses premiers ouvrages et en particulier dans les Lettres persanes. Dans cet ouvrage, il sape l’autorité de l’Église de trois manières : il ridiculise le comportement des autorités ecclésiastiques, du pape aux casuistes ; il met en question certains points de doctrine ; enfin, il relativise le catholicisme et ses pratiques en les mettant en parallèle avec celles de l’islam. Montesquieu décrit le pape comme un « magicien » plus fort encore que le roi de France (Lettre [‣]), comme une « vieille idole qu’on encense par habitude » (Lettre [‣]), tandis que la hiérarchie épiscopale semble aux yeux de Rica « [n’avoir] guère d’autre fonction que de dispenser d’accomplir la loi [religieuse] » (ibid.). Plus loin (Lettre [‣]), il montre l’hypocrisie des confesseurs jésuites qui non seulement violent leurs vœux de pauvreté et de chasteté, mais aussi tournent en ridicule la doctrine religieuse en ayant recours à la casuistique.
4Ses doutes envers cette doctrine apparaissent surtout quand il insiste sur les disputes internes à la chrétienté, comme on le voit dans la Lettre [‣] : « Aussi puis-je t’assurer qu’il n’y a jamais eu de royaume où il y ait eu tant de guerres civiles que dans celui du Christ. » Dans quelques cas, comme les disputes suscitées par la Bulle Unigenitus (Lettre [‣]), les différences de doctrine semblent relever du seul pédantisme et n’entraîner rien de fondamental. Dans d’autres, il accuse les ecclésiastiques de prendre trop au sérieux les différences doctrinales, ce qui conduit à des conséquences tragiques. Dans la Lettre [‣], il proteste avec énergie contre le régime de terreur instauré par les tenants de l’orthodoxie doctrinale et condamne l’Inquisition : « […] il y a de certains dervis qui n’entendent point raillerie, et qui font brûler un homme comme de la paille. Quand on tombe entre les mains de ces gens-là, heureux celui qui a toujours prié Dieu avec de petits grains de bois à la main, qui a porté sur lui deux morceaux de drap attachés à deux rubans, et qui a été quelquefois dans une province qu’on appelle la Galice ! Sans cela un pauvre diable est bien embarrassé. »
5Une de ses attaques les plus fortes contre l’orthodoxie catholique dans les Lettres persanes vient peut-être du fait qu’il place la prétention des chrétiens à détenir la vérité dans un contexte plus large qu’on ne le fait habituellement : dans la Lettre [‣], Usbek s’interroge sur le sort des chrétiens après la mort, puisqu’ils ignorent le dieu de l’islam. Cependant, Usbek est frappé par nombre de pratiques communes aux deux religions : « Je vois partout le mahométisme, quoique je n’y trouve point Mahomet. » Les chrétiens devraient en conclure que leur religion n’a pas le monopole de la vérité. Des traits communs à toutes les religions sont évoqués à la Lettre [‣] : « […] dans quelque religion qu’on vive, l’observation des lois, l’amour pour les hommes, la piété envers les parents, sont toujours les premiers actes de religion. » Usbek est amené à conclure que la doctrine et ses conséquences dans le siècle importent infiniment plus que les rites religieux. Pour les pratiques catholiques, cela permet d’insister davantage sur les actes quotidiens des croyants, moins sur les traditions, la hiérarchie et l’orthodoxie en matière de rites. Aussi, en considérant la religion comme un phénomène humain parmi beaucoup d’autres et comme un élément de la culture européenne dans son ensemble, Montesquieu conduit les lecteurs à mettre en question l’autonomie doctrinale de leurs croyances. Cependant, parmi ces critiques, il ne néglige pas les aspects positifs de la chrétienté en Europe. Dans la Lettre [‣], il remarque qu’on assiste au développement de l’esprit de tolérance, car en Espagne comme en France on comprend de plus en plus que « le zèle pour les progrès de la religion est différent de l’attachement qu’on doit avoir pour elle, et que, pour l’aimer et l’observer, il n’est pas nécessaire de haïr et de persécuter ceux qui ne l’observent pas. »
6On a remarqué que dans ses écrits postérieurs aux Lettres persanes, Montesquieu se fait moins critique envers la religion (Bianchi, 2002). Quand il écrit L’Esprit des lois, il montre un plus grand intérêt pour la place de la religion dans le large spectre des codes moraux qui régissent la conduite humaine et pour les conséquences qu’impliquent des doctrines religieuses différentes sur la nature et la qualité de la vie collective. Au début de l’ouvrage, il développe un support théorique qui sert de base à ses considérations ultérieures sur la religion, et dont l’intérêt principal est de s’opposer aux théories modernes de la loi naturelle très répandues à son époque : Montesquieu ne fait pas naître la société et tout un ensemble d’obligations sociales du calcul rationnel d’êtres vivant isolés à l’état de nature ; compte tenu de l’importance de la société pour le développement de nos capacités de raisonnement, il reconnaît plutôt que nous pouvons seulement en arriver à reconnaître les avantages de la société, et en déduire l’obligation de contribuer à la préserver, à partir d’une réflexion rétrospective. Tandis que dans les théories du droit naturel de Grotius et Pufendorf, le droit institué par les êtres humains grâce à une pensée rationnelle permet de structurer et d’ordonner une société qui parvient à l’existence, chez Montesquieu toutes les formes du droit développées par les hommes servent plutôt à restaurer un ordre existant. Le droit apparaît comme un moyen de répondre à la faiblesse humaine et de la corriger plutôt que comme l’expression d’idées rationnelles, et la religion de ce fait complète les impératifs moraux de la philosophie et de la loi positive, en restaurant la justice introduite dans l’ordre du monde au moment de sa création. En reléguant la sensibilité religieuse à un stade ultérieur du développement moral et de la conscience humaine, qui par là dépend d’autres modalités sociales, l’œuvre de Montesquieu fut l’objet de critiques convergentes de la part de religieux, dont il se sentit obligé de se défendre dans la Défense de L’Esprit des lois (1750). En distinguant la force normative des lois naturelles (dont Montesquieu se servait pour continuer à défendre l’importance première de la sensibilité religieuse) de la tentative d’expliquer d’un point de vue anthropologique le développement de la psychologie morale au cours des premières années de la vie, Montesquieu développa un mode de réflexion qui devait avoir une énorme influence sur Rousseau.
7La spécificité de la loi religieuse repose sur la croyance fondamentale en un créateur et sur la nécessité de l’adorer. Pour Montesquieu, telles sont les lois établies par la divinité (EL, I, 1). Cependant, dans la mesure où les « lois selon lesquelles il a créé sont celles selon lesquelles il conserve » (ibid.), les lois religieuses sont indirectement en relation avec la conservation du Tout. Cette double fonction de la religion, tournée à la fois vers l’adoration de la divinité et la conservation de l’univers, permet à Montesquieu de reconnaître l’indépendance de la sphère religieuse tout en affirmant tout au long de L’Esprit des lois que ses fins doivent être compatibles avec les règles fondamentales de conduite dictées par la morale. Cette conception suppose que Dieu est à l’œuvre dans toutes les religions, comme il l’affirme dans les Pensées : « Dieu est comme un monarque qui a plusieurs nations dans son empire ; elles viennent toutes lui porter le tribut et chacune lui parle sa langue, religion diverse. » (no 1454 ; passage retiré du manuscrit de L’Esprit des lois). Cela vient du fait que pour Montesquieu, les idées religieuses n’apparaissent pas dès le commencement des sociétés humaines (comme par exemple chez Locke), mais seulement une fois développées les capacités rationnelles. Ainsi, si la religion en tant qu’institution peut servir des fins divines, elle est instituée par des hommes, et dépend du développement de la communauté humaine.
8La religion étant conçue comme fondamentalement enracinée dans la condition sociale des êtres humains, le développement des diverses religions est fonction du développement intellectuel et culturel des sociétés. Ainsi, dans les premières sociétés les rites étaient simples et n’étaient pas confiés à une classe particulière de prêtres (EL, XXV, 4). À mesure qu’elles se sont développées, les diverses religions ont pris les qualités particulières de leur contexte : « Et quand Montésuma s’obstinait tant à dire que la religion des Espagnols était bonne pour leur pays et celle du Mexique pour le sien, il ne disait pas une absurdité, parce qu’en effet les législateurs n’ont pu s’empêcher d’avoir égard à ce que la nature avait établi avant eux. » (EL, XXIV, 24). De même, les rites apparaissent liés au climat, comme l’usage de l’eau dans l’islam et la religion indienne. Cette origine culturelle de la religion suggère à Montesquieu qu’il ne faut pas transporter une religion d’un pays dans un autre (EL, XXIV, 25). Il relève aussi les différences culturelles et donc religieuses entre le nord et le midi de l’Europe.
9Une telle conception laisse peu de place, il est vrai, au péché originel, à la grâce divine et à la Révélation, mais celle-ci n’est pas complètement ignorée dans L’Esprit des lois : « Un tel être pouvait, à tous les instants, oublier son créateur ; Dieu l’a rappelé à lui par les lois de la religion. » (I, 1). De plus, pour se distinguer du déisme traditionnel au XVIIIe siècle, Montesquieu remarque les qualités spécifiques de la loi religieuse qui s’écartent des impératifs de la loi morale et de la loi civile. En particulier, il note que la perfection des fins religieuses nécessite une certaine indulgence dans l’application de la loi religieuse (XXIV, 7). Il reconnaît aussi dans la Défense de L’Esprit des lois que la religion naturelle ne devrait pas être confondue avec l’athéisme, mais plutôt être considérée comme le fondement même de la sensibilité religieuse. De manière générale, l’idée que la religion peut fonctionner dans sa propre sphère en s’appuyant sur un fondement naturel peut aussi plaider en faveur de structures institutionnelles distinctes pour la religion. De surcroît, comme le premier objectif de la religion est le bien des personnes et repose sur la croyance personnelle, Montesquieu reconnaît qu’elle ne doit pas servir de fondement aux lois civiles ou positives dont l’autorité tient à la crainte qu’elles inspirent et qui visent au bien de la société en général (XXVI, 2 et 9).
10Néanmoins, cet intérêt pour la spécificité de la loi et des institutions religieuses ne se traduit pas par une revendication de la séparation de l’Église et de l’État. Les premiers chapitres de L’Esprit des lois le manifestent clairement : même si Montesquieu établit que religion et vie politique sont indépendantes sous plusieurs aspects, il ne les conçoit pas séparément. Dans la fameuse évocation de l’esprit général au livre XIX, il remarque que la religion constitue un des facteurs qui gouvernent les hommes et qu’elle s’associe à d’autres forces : « Plusieurs choses gouvernent les hommes : le climat, la religion, les lois, les maximes du gouvernement, les exemples des choses passées, les mœurs, les manières ; d’où il se forme un esprit général qui en résulte. À mesure que, dans chaque nation, une de ces causes agit avec force, les autres lui cèdent d’autant. » (XIX, 4).
11L’Esprit des lois traite de la religion surtout (mais pas seulement) dans les livres XXIV à XXVI. Montesquieu s’étend particulièrement sur les relations entre la religion et les différents aspects de l’esprit général. Il relève les cas où les pratiques religieuses doivent être rejetées car elles contreviennent aux principes fondamentaux de la sociabilité ; par exemple, la religion devrait respecter les besoins fondamentaux de la « défense naturelle » ou préservation de soi (XXVI, 7) et fixer des jours de repos en fonction des conditions de vie (des « besoins ») des hommes (XXIV, 23). Il montre comment la religion permet de renforcer les principes moraux ou au contraire de les ruiner (XXIV, 21), ou comment des philosophies comme le stoïcisme (assimilé à une religion) ou le christianisme peuvent servir l’intérêt général (XXIV, 3 et 10). Il soutient contre Bayle que le christianisme peut sans peine s’accorder avec des intérêts terrestres et que les chrétiens, en tant que citoyens politiques, constitueraient un État (« république ») actif et vivant (XXIV, 6). Si l’État souffre d’anarchie, la religion peut suppléer à la loi civile (XXIV, 16). Montesquieu va jusqu’à suggérer que former de « bons citoyens » est l’un des principaux objets de la religion et de la loi civile : « lorsque l’un s’écartera de ce but, l’autre y doit tendre davantage » (XXIV, 14).
12De manière générale, dans L’Esprit des lois, la religion importe plus comme instance de régulation publique que comme affaire de conviction personnelle. Dans son essence, la loi religieuse diffère de la loi civile en ce qu’elle se concentre sur l’adoration d’un Être supérieur et adopte les valeurs de la perfection humaine, plutôt que les intérêts plus immédiats et ordinaires de l’ordre et de la sécurité. Cependant, ces différences ne font pas de la religion une activité privée et civiquement neutre, car elle procède de la société humaine, qui constitue aussi la base de la vie politique, et elle influe sur la qualité de la vie collective. Ainsi Montesquieu est parfaitement averti de la manière dont la religion peut déterminer la politique, mais aussi des limites bien comprises de l’autonomie de la religion.
Bibliographie
Émile Faguet, Le Dix-huitième Siècle, Paris, Boivin, 1893.
Robert Shackleton, « La religion de Montesquieu », dans Actes du congrès Montesquieu, Bordeaux, Delmas, 1956, p. 287-336, repris dans R. Shackleton, Essays on Montesquieu and on the Enlightenment, David Gilson et Martin Smith éd., Oxford, Voltaire Foundation, 1988, p. 109-116.
Judith Shklar, Montesquieu, Oxford, Oxford University Press, 1987.
Rebecca Kingston, « Montesquieu on Religion and on the Question of Toleration », dans Montesquieu’s Science of Politics. Essays on “The Spirit of Laws”, David W. Carrithers, Michael A. Mosher et Paul A. Rahe dir., Lanham, Boulder, New York, Oxford, Rowman & Littlefield, 2001, p. 375-408.
Lorenzo Bianchi, « Histoire et nature : la religion dans L’Esprit des lois », dans Le Temps de Montesquieu, Michel Porret et Catherine Volpilhac-Auger dir., Genève, Droz, 2002, p. 289-304.
Ronald Beiner, Civil Religion, Cambridge, Cambridge University Press, 2011.