Robert Granderoute
1Comme son siècle, Montesquieu se préoccupe d’éducation et participe à la confiance si caractéristique des Lumières dans le pouvoir de l’éducation, lui qui, dans une note de l’Essai sur les causes qui peuvent affecter les esprits et les caractères, s’écrie : « Qui est-ce qui doute que l’éducation ne serve beaucoup ? » (OC, t. IX, p. 246). D’emblée, on pense au livre IV de L’Esprit des lois. Mais cet intérêt se manifeste ailleurs et tôt. Son Discours de réception à l’académie de Bordeaux (1716) ne s’élève-t-il pas contre « la tyrannie de l’ignorance » ? Avec Usbek dont le déplacement est en partie fondé sur « l’envie de savoir » et de s’ouvrir aux « sciences de l’Occident », avec Rica et Rhédi impatients de connaître le monde, la fiction qui sous-tend les Lettres persanes n’est pas étrangère à la notion d’instruction. C’est dans le roman de 1721 qu’est suggérée une méthode propre à transmettre les « vérités de morale » : celle qui consiste à recourir au tableau, à l’histoire, à l’allégorie, loin des voies du raisonnement et de l’abstraction (Lettre [‣]). D’une manière générale, une réflexion sur l’éducation traverse l’ensemble de l’œuvre. Qu’on se reporte, par exemple dans les Romains, à la peinture des exercices physiques des jeunes gens sous la République, dans les Voyages, à ce qui est dit de l’Institut de Bologne ou du collège de Modène (Voyages, p. 358-360, p. 370), ou encore qu’on se tourne vers ces textes qui, tels le Spicilège et les Pensées, ont accompagné Montesquieu tout au long de sa vie et de son travail intellectuel ; l’attention est alors volontiers ramenée, à travers les jeux d’extraits, de citations, de jugements, d’hypothèses, au problème de l’instruction. Ainsi il est caractéristique que le Spicilège contienne des passages des discours prononcés par le recteur de l’université de Paris à l’occasion de l’instauration de la gratuité de l’enseignement en 1719 (no 291), ou que les Pensées proposent l’expérience suivante : nourrir quelques enfants en dehors de tout signe de civilisation pour examiner la langue qu’ils se feraient et pour étudier la nature en elle-même, puis, les soumettre à l’instruction et les interroger, une fois instruits, sur « ce qu’ils auraient pensé » (no 158). Expérience dont ne cessera de rêver le XVIIIe siècle et qu’en 1764 Guillard de Beaurieu prétendra rapporter dans L’Élève de la nature (voir aussi Martin, 2010).
2On ne s’étonne pas qu’à l’instar de maints de ses contemporains, Montesquieu jette un regard critique sur l’éducation de son temps. Attaché à la puissance paternelle que justifient la faiblesse et la dépendance de l’enfance, conscient de l’obligation que les parents ont de conserver la vie qu’ils ont donnée et donc de l’obligation qui leur incombe de nourrir et d’élever l’enfant, il ne peut que condamner la démission des pères et des mères qu’il observe autour de lui. De cette démission qu’il associe au changement des mœurs sous le règne de François Ier, il dessine l’évolution progressive jusqu’au XVIIIe siècle et il montre comment, avec le relâchement des liens de parenté, l’éducation n’est plus l’objet de préoccupation des parents, comment tout ce qui a rapport à l’éducation, aux sentiments naturels, en vient à paraître « quelque chose de bas et peuple » : « Nos moeurs font qu’un père ou une mère n’élève plus ses enfants, ne les voit plus, ne les nourrit plus. Nous ne sommes plus attendris à leur vue » (Pensées, no 143 ; voir aussi no 1272). À défaut d’éducation domestique, reste l’éducation scolaire. Mais Montesquieu ici non plus ne ménage pas sa critique, lui qui, selon son fils, a dit son insatisfaction de la formation reçue à Juilly dont les méthodes étaient pourtant marquées au coin de la modernité (Shackleton). Les Lettres persanes jettent le ridicule sur les querelles dérisoires qui divisent l’Université de Paris, se moquent des « fausses conséquences » que tirent de leurs raisonnements les disputeurs de profession, ironisent sur l’apprentissage de « cinq ou six mots d’une langue morte » et sur ces maîtres qui enseignent ce qu’ils ne savent pas : Lettres [‣], [‣], [‣], [‣]... Par-delà ces railleries assez faciles, Montesquieu tend à reprocher aux collèges, avant La Chalotais, de dispenser une éducation de moines. Il s’alarme quand il relève qu’en 1622, sur soixante écoliers des jésuites bordelais, trente ont embrassé la vie monastique (Pensées, no 180). C’est que les religieux excellent à profiter du « premier quart d’heure de chagrin, de caprice ou de dévotion » de l’élève pour s’emparer de lui et le détourner de la société et de la procréation. À tout le moins, l’enfant retire de son passage au collège « un esprit de bigoterie » (D’Alembert parle de « dévotion mal entendue » dans l’article « Collège » de l’Encyclopédie, t. III, p. 635 b) et aussi un certain avilissement moral sous l’effet du système de délation institué au profit d’une discipline tout extérieure (Pensées, nos 180, 182, 218).
3Par ailleurs, Montesquieu critique la profusion des collèges, ou plutôt celle des « demi-collèges » dans les petites villes – c’est-à-dire ces collèges qui ne sont pas de plein exercice et qui se sont effectivement propagés à partir de 1650 (régences latines, collèges d’humanités à deux ou trois régents) – et il fonde, et il fonde sa critique sur le motif qui sera si souvent avancé par les philosophes mêmes, de Voltaire à La Chalotais : l’éducation ainsi répandue ne fait que des ignorants et éloigne les fils d’agriculteurs, d’artisans et de petits négociants des professions paternelles, sans qu’ils puissent occuper valablement un autre emploi. Plutôt que de multiplier ces demi-collèges, il vaudrait mieux qu’il y ait de bonnes académies dans les principales villes où « une certaine jeunesse » serait instruite aux belles-lettres (Pensées, no 183), car, Montesquieu y insiste, « il est pernicieux de tourner le peuple de ce côté-là » (Pensées, no 180). Montesquieu partage ainsi avec nombre d’esprits contemporains la crainte de voir délaissés les métiers manuels utiles et indispensables. Ajoutons que, lui qui admire les jeunes Romains s’entraînant sous la République à acquérir force et adresse, déplore la négligence et le mépris de son temps pour l’éducation du corps et fait sienne la formule de Salluste relative aux premiers Romains : « Ingenium nemo sine corpore exercebat » (« personne n’exerçait le corps sans exercer l’esprit » ; Pensées, nos 122, 1524).
4Le mouvement critique se prolonge avec le cas particulier de l’éducation de la femme. Les Lettres persanes font état de l’opinion d’un « philosophe très galant » (vraisemblablement Fontenelle) selon laquelle l’infériorité de la femme est liée à son mode d’éducation : entre hommes et femmes, « les forces seraient égales si l’éducation l’était aussi ». Et le philosophe mis en scène poursuit : « Éprouvons-les dans les talents que l’éducation n’a point affaiblis et nous verrons si nous sommes si forts » (Lettre [‣] ). L’auteur de L’Esprit des lois met, lui, l’accent sur la situation paradoxale de la fille dont les facultés physiques et morales sont complètement bridées ; elle a, pour reprendre l’énumération suggestive, « un esprit qui n’ose penser, un cœur qui n’ose sentir, des yeux qui n’osent voir, des oreilles qui n’osent entendre » (EL, XXIII, 9). N’est-ce pas laisser deviner, par-delà la contrainte liée à la dépendance, l’absence d’éducation véritable d’un être livré aux bagatelles et condamné à la stupidité ?
5Cependant Montesquieu dépasse ce plan critique. Relevons d’abord que sa conception de l’enfance impose une forme d’éducation bien différente de celle qui est en usage. L’enfance est présentée comme un état de faiblesse, voire de maladie, ce qui explique la dépendance naturelle de l’enfant par rapport à son père, antérieure à toute convention. Mais l’enfant est un être flexible. Doté d’organes tendres que frappe le moindre objet, il est propre à être instruit et corrigé. Simplement, s’il est doué de raison, cette raison n’est pas encore formée, elle ne se développe que peu à peu. Montesquieu souligne ce développement progressif du cerveau tel que l’a prévu la Nature : « […] le terme de son accroissement est ordinairement le point de la plus grande perfection où il puisse être pour recevoir des idées » (Essai sur les causes, OC, t. IX, p. 265) ; un cerveau qui serait parfaitement formé dès le départ ferait perdre à l’enfant cette disposition de perfection. Avant Rousseau, il se montre sceptique sur la portée de l’esprit qu’un enfant peut tôt montrer (Pensées, no 1090). Du fait que la raison n’est pas formée, il résulte que l’éducation jusqu’à six ou sept ans doit être... négative. Précédant l’auteur du livre II de l’Émile, Montesquieu demande qu’on n’apprenne rien à l’enfant, qu’on le laisse se divertir comme le veut la félicité de cet âge. Puisque, conformément à l’épistémologie sensualiste issue de Locke, l’enfant reçoit partout des idées par le biais de ses sens, il suffit — ce que recommandera à son tour Rousseau — de lui présenter des objets qui lui conviennent et d’écarter ceux qui seraient susceptibles de lui nuire (Pensées, no 1689). Montesquieu appelle ainsi au strict respect de la nature que notre art pervertit et, avec force, il proscrit, parce qu’inadéquate, toute tentative d’abstraction et de généralisation. Lorsque le cerveau a atteint un certain degré de développement, l’éducation positive se met en place et Montesquieu affirme qu’on gagne par là du temps ; en un quart d’heure, on fera plus qu’en six mois de façon prématurée : Rousseau ne dira pas autre chose. Dans le cadre de cette phase active, Montesquieu insiste sur la nécessité non seulement d’étendre et de multiplier les idées, mais aussi de les « composer », de les mettre en proportion : il faut établir un juste rapport entre les idées et les choses, sans quoi l’éminente faculté de comparaison se trouve viciée et l’on tombe ou dans la sottise ou même dans la folie (Essai sur les causes, OC, t. IX, p. 247 et suiv.). On le voit, par le souhait qu’il forme de voir les parents réapprendre leur devoir d’éducation, par l’attention qu’il porte à l’état propre de l’enfance, par la volonté qu’il affirme de se conformer aux prescriptions de la nature, par le report de l’instruction qu’il n’hésite pas à opérer, Montesquieu se révèle un esprit novateur et préfigure la doctrine rousseauiste.
6Cependant, dans la grande œuvre, il aborde le problème de l’éducation dans ses rapports avec la politique, les lois qui régissent l’éducation étant appelées à s’adapter à chacun des trois types de gouvernement distingués ou, plus exactement, au principe qui meut chacun d’eux (EL, IV). Ces lois, qui varient selon qu’il s’agit d’une monarchie, d’un État despotique ou d’une république, sont considérées comme les premières par ordre d’importance, même si elles ne sont pas jugées suffisantes pour assurer le bon fonctionnement du régime, puisque c’est l’ensemble des institutions et des mœurs qui doivent se plier à la nature et au ressort de celui-ci. Il s’agit d’éveiller, de développer et d’entretenir dans l’âme des enfants l’attachement au principe qui fait agir, vivre et prospérer le gouvernement. Étant donné que ce principe dont il faut assurer la vigueur est un sentiment, une passion, et non un savoir, la formation se définit comme d’ordre moral, même si elle ne vise pas l’homme en soi, mais concerne le membre de l’un ou l’autre des régimes politiques.
7Dans la mesure où la crainte est le principe du despotisme, l’éducation se réduit pour ainsi dire à néant. Helvétius l’affirmera nettement : dans un État despotique, « il n’est point d’objet d’éducation, ni par conséquent d’éducation » (De l’esprit, Discours IV, chap. xvii, Paris, 1758, p. 638). C’est que la crainte ne s’enseigne pas : c’est une réaction élémentaire, irréfléchie, immédiate et appelée à se reproduire indéfiniment. Celui qui vit sous un tel régime ne connaît que l’extrême obéissance, laquelle suppose ignorance et avilissement. À peine lui convient-il d’acquérir « deux ou trois idées » (EL, V, 14). Montesquieu observe à juste titre que, dans ce type de gouvernement, chaque maison est séparée : or l’éducation suppose communication, commerce avec autrui. Caractérisé par le vide et l’indistinction, puisque toute structure politique est absente, le despotisme ne demande que des esclaves, de bons esclaves, bref, suivant la formule brillante des feux de l’antithèse, il demande qu’on fasse « un mauvais sujet pour faire un bon esclave » (EL, IV, 3). Il y a d’ailleurs identité du maître et du disciple puisque celui-là fait partie du corps de la nation et participe à l’ignorance de celui-ci. Cependant l’instruction vient-elle à être introduite ? Le principe vital se relâche : Montesquieu avance l’exemple de la Moscovie contemporaine.
8À cette éducation servile qui est la quasi-négation de l’éducation s’oppose la puissance reconnue de l’éducation dans le cadre de la république. Si, en effet, le principe de ce régime est la vertu, c’est-à-dire, selon une définition qui se souvient de la Rome républicaine, « l’amour des lois et de la patrie » (EL, IV, 5), la préférence donnée à l’intérêt public sur l’intérêt personnel, l’éducation trouve sa place, car une telle vertu, qui est morale, quoi qu’en dise Montesquieu, implique un difficile effort, une véritable ascèse, autrement dit, exige un réel et long apprentissage. L’enfant est appelé à renoncer à lui-même, à faire taire ses désirs et ses intérêts propres, à donner le pas en toutes circonstances à la volonté générale, à faire en sorte de ne vivre, penser et agir que pour la patrie. Cette conversion de l’être en homme public exclusivement soucieux du bien de la communauté, qui met en jeu l’influence et le modèle des pères, des vieillards, des sénateurs (car leur exemple est le moyen le plus apte à transmettre la passion de l’universel) et qui recouvre toute la vie (c’est une éducation sans fin), s’accomplit au niveau de la collectivité et fait que les individus se dissolvent en quelque sorte dans l’État. Ne serait-ce pas d’ailleurs sous la direction et le contrôle de celui-ci que devrait se réaliser ce type d’éducation ? L’exemple avancé des Spartiates, qui conduit à l’amour de l’égalité et de la frugalité, autre facette de la vertu qu’analyse le livre V, peut le laisser entendre, mais Montesquieu, à la différence de Rousseau très net sur ce point dans son article « Économie politique » de l’Encyclopédie (V, [‣]), ne se prononce pas ouvertement. Il est vrai que cette réflexion sur l’éducation républicaine tend à s’inscrire sous le signe d’un passé embelli et d’où n’est pas éloigné le souvenir des Romains de la République, car Montesquieu juge ce régime propre aux petits États où l’éducation d’un peuple a quelque chose de l’éducation d’une famille, et non aux grands États modernes de l’Europe du XVIIIe siècle.
9Avec la monarchie dont relèvent ces grands États, l’éducation est reconnue également puissante. L’honneur qui les anime est une passion complexe qui implique réflexion et culture. Mais l’éducation n’a ici ni l’unité ni la cohérence qui caractérisent l’éducation républicaine. L’école de l’honneur est dispensée essentiellement par le « monde ». Or, avant qu’il n’entre dans le monde, l’enfant a reçu une double éducation dont le but va à l’opposé. La famille et le collège en effet transmettent des valeurs marquées par l’esprit moral et religieux : l’enfant apprend notamment à s’oublier lui-même. L’école du monde, qui est la principale école, enseigne à l’inverse la préférence de soi, la volonté de s’imposer et de se distinguer, le culte de l’ambition et de l’amour-propre. Car l’honneur, lié à une classe privilégiée, aux préjugés et à la vanité de cette classe, n’est pas la vertu ; loin de se soumettre à ses impératifs, c’est lui qui l’informe et la dénature en fonction de ses propres exigences. Noble d’apparence, il est en réalité moralement bas, il est « faux » (EL, III, 7). Sous couvert de hauts et grands desseins, il s’appuie sur des motifs que n’inspire pas une intention droite ; en outre, il s’accommode, au besoin, de procédés et de comportements blâmables : hypocrisie, ruse, adulation, flagornerie... Si donc l’on parle de forger un « honnête homme », il faut se garder de prendre l’expression dans un sens de rectitude morale et l’on n’est pas surpris à cet égard des réactions indignées des Jésuites comme des jansénistes. Cependant, tout fantaisiste et moralement suspect qu’il est, l’honneur n’en a pas moins ses règles et ses lois, et ce sont elles que le jeune homme doit apprendre et cultiver. Sans doute, en présentant cette formation au code de l’honneur, Montesquieu songe-t-il avant tout à la réalité française : celle de la Cour, siège de la politesse et de la délicatesse de goût avec ce que cela implique d’artificiel et d’impur, celle des académies que fréquentent les jeunes nobles.
10Telle qu’elle est ainsi analysée au seuil de l’étude des rapports entre les lois politiques et constitutionnelles et l’ensemble des facteurs qui concourent à structurer une nation, l’éducation a pour objet de façonner l’esclave, le citoyen ou le sujet. Dans sa perspective d’efficacité politique, Montesquieu ne s’intéresse qu’à l’éducation « civile ». De cet apport original, les auteurs de plans éducatifs de la seconde moitié du siècle ne manqueront pas de tirer parti, en montrant que les réformes qu’ils proposent tiennent compte des éléments liés à la nature et au principe du régime politique.
11Par ailleurs, Montesquieu ne s’est pas désintéressé d’un chapitre particulier et particulièrement important de l’éducation en son siècle, celui de l’éducation du prince. On sait que les Pensées contiennent un certain nombre de « Réflexions sur le Prince » qui n’ont pu entrer dans les Romains, les Lois et Arsace (nos 1983-2003). Observant ce qui se pratique de son temps, Montesquieu déplore la mauvaise éducation que reçoivent les princes en général et tend, à ce propos, à mettre en cause la responsabilité des maîtres. C’est que ceux-ci ont le défaut d’être « enivrés », éblouis de leur grandeur et ne peuvent donc faire sentir à leurs disciples « ce qu’ils ne sentent pas eux-mêmes » (Pensées, no 534) : comment en effet pourraient-ils leur transmettre l’essentielle leçon de la vertu d’humanité ? Si d’ailleurs ils incitent l’élève princier à être humain, ils ne savent invoquer pour justification que l’idée d’utilité, ce qui est la plus fragile des raisons. Au nombre de ces mauvais maîtres, Montesquieu place le maréchal de Villeroy parlant toujours à Louis XIV « de ses sujets et jamais de ses peuples » (Pensées, no 1167). C’est une sorte d’anti-éducation aux yeux de Montesquieu qui veut dans un gouverneur des vues élevées, alliées à la science et à la connaissance du monde et qui, lecteur enthousiaste du Télémaque, imagine l’éducation du prince sous le signe des principes féneloniens de l’amour du roi pour son peuple et de l’attachement réciproque du peuple pour son roi, de la pratique de la vertu de modération, de la recherche de la félicité publique... tels qu’ils s’expriment ou se devinent dans les passages écartés de son Discours de réception à l’Académie française et qui évoquent la formation du jeune Louis XV (Pensées, no 299). Idéal difficile à atteindre, Montesquieu ne l’ignore pas, car, s’il reconnaît le succès de l’éducation du duc de Bourgogne, il sait que ce succès a été le fruit d’un concours exceptionnellement heureux de circonstances (grâce notamment à l’harmonie qui régnait entre les maîtres), outre que le duc était petit-fils du roi et non dauphin, Montesquieu étant enclin à considérer comme impossible l’éducation d’un dauphin (Spicilège, no 769).
12Sans entrer dans le détail de la méthode et du contenu de l’éducation d’un prince, il met l’accent sur deux points : la nécessité pour un prince de voyager et de voyager tôt, car c’est un moyen pour lui de s’entraîner à la docilité (Pensées, no 521) et l’importance de l’étude de l’histoire envisagée sous un angle philosophique, en dehors du pédantisme et de tout préjugé. Aussi conscient des enjeux attachés à la formation d’un prince qui sert de règle à ses sujets que de la valeur de son magnum opus, Montesquieu en vient à suggérer que L’Esprit des lois, qui est « un livre de politique », pourrait être le livre du prince désireux d’apprendre « le grand art de régner » (EL, XII, 27). Avec orgueil, il se plaît à opposer son ouvrage substantiel à ces « exhortations vagues » dont on abreuve les princes et qui sont faites de formules stéréotypées sur la nécessité d’être un grand prince, de rendre ses sujets heureux... (Pensées, no 1864). Dans L’Esprit des lois, le prince trouverait les principes propres à le guider et à l’aider à travailler au bien public. Et Montesquieu ne peut s’empêcher, dans une de ses lettres à l’abbé Venuti, de rapporter, même s’il y a « fatuité » de sa part, ce qui est « un fait public », à savoir que le roi de Sardaigne a lu son ouvrage, qu’il l’a donné à son fils, le duc de Savoie, lequel l’a lu deux fois, que le gouverneur, le marquis de Breil, a dit à son disciple « qu’il voulait le lire toute sa vie » (22 juillet 1749 ; OC, t. XX)... On est tenté de citer ici l’une des « strophes » de la célèbre Préface : « Si je pouvais faire en sorte que ceux qui commandent augmentassent leurs connaissances sur ce qu’ils doivent prescrire [...], je me croirais le plus heureux des mortels ».
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