Passions

Jean Goldzink

1Montesquieu ne semble pas avoir éprouvé le besoin d’élaborer ou d’exposer une théorie des passions, qu’elle soit philosophique ou classificatoire, à la manière de Descartes, de Hume ou d’Adam Smith. Il est pourtant évident que, pas plus que ses contemporains, il ne saurait réfléchir sur l’homme sans passer par les passions. En témoigne suffisamment l’ouverture de L’Esprit des lois, où le critère des passions, trait spécifique de l’homme et de l’animal, contribue à discriminer les différents êtres du cosmos, et donc les divers ordres de lois (I, 1), avant de donner lieu à la célèbre définition des « principes », qui sont autant de passions collectives et politiques dont dépend la survie des gouvernements (EL, III). On ne tentera pas ici de reconstituer la toile de fond philosophique des émotions, sur laquelle Montesquieu n’a pas tenu à s’exprimer. Malebranche y importerait plus que Descartes, et il faudrait passer en revue toutes ses lectures littéraires et historiques, scolaires et adultes, sans oublier l’air du temps, l’immense réservoir des notions acquises antérieurement. Mieux vaut examiner comment il met en œuvre les passions dans divers types de textes.

Passions dans l’espace

2Si les Lettres persanes font la célébrité immédiate de leur auteur anonyme jusqu’alors tourné vers des travaux plus austères, elles sont aussi le premier texte qui confronte véritablement Montesquieu à la représentation des passions. Qui dit roman, dit passions. Mais les Lettres persanes, l’auteur en conviendra dans les « Quelques réflexions » plus tardives, représentent « une espèce de roman », où la polyphonie épistolaire autorise à croiser tous les sujets et tous les tons, en passant par la Perse et Paris, les femmes et les religieux, les fureurs du sérail et les échanges métaphysiques sur Dieu, la justice, la population. Comment peut-on exposer des passions aussi disparates et aussi inégales ? Il faut séparer, par un coup de force du lecteur, ce que le texte ne cesse de juxtaposer et d’entremêler, sauf dans les quinze dernières lettres (de l’édition posthume), toutes consacrées, contre l’ordre chronologique, à l’intrigue de sérail. On distinguera donc une scène orientale où, entre Usbek, ses eunuques et ses épouses, s’agitent et fermentent de sombres émotions ; une scène parisienne observée par les Persans, essentiellement vouée au discours satirique, mais qui parle aussi des passions, et enfin une scène philosophique, censée être dédiée à la raison, une raison capable de maîtriser l’emportement des affects. Seul Usbek participe à ces trois types de sphères et de discours.

3Du sérail, on retiendra essentiellement qu’il est un foyer de passions malheureuses, de frustrations douloureuses. Usbek, bien que sans désir sensuel et absent, est torturé par la jalousie et l’inquiétude, passions de propriétaire de sérail, qui le poussent finalement à une terrible répression. Car s’il change d’idées philosophiques et politiques au contact de l’Europe, il reste inflexiblement attaché à sa religion et surtout aux mœurs orientales. Tout se passe donc comme si les pulsions liées aux femmes enfermées et surveillées gardaient toute leur violence, comme si la raison n’avait pas de prise sur le sérail et ses passions mortifères. Le roman donne la parole aux passions d’eunuques (Lettre [‣]) — ambition, peur, envie, désespoir, haine, vengeance, rage —, mais fait aussi place, contre le témoignage de Chardin, à l’amitié (Lettre supplémentaire [‣]), substitut d’une impossible paternité. Les femmes, en raison de l’absence d’Usbek, mais aussi de la polygamie, connaissent la frustration ([‣]), et donc les tentations substitutives (lesbianisme, adultère), tandis que leur lutte de tous les instants contre les eunuques les engage dans les mêmes passions, comme en témoigne la fameuse dernière lettre de Roxane, si proche d’un pastiche de tragédie ([‣] ; voir aussi [‣], Lettre supplémentaire [‣], Lettre supplémentaire [‣]). Le sérail rêvé par Montesquieu est bien ce triangle fatal d’où naissent les passions les plus furieuses, aptes à donner au roman son épilogue sanglant.

4Si l’inquiétude et la rage emportent le sérail, la description amusée et distanciée des mœurs parisiennes révèle une tout autre économie du mariage, bien plus adroite. La jalousie rendrait ridicules les maris français, qui conjuguent sans tourments indissolubilité du mariage et libre exercice de l’adultère ([‣]). Usbek et Rica rencontrent en Europe d’autres passions inconnues, comme la curiosité ([‣], [‣]), la gloire ([‣], [‣]), la folie alchimique ([‣]) ou archéologique ([‣]), etc. La tranquillité des Français (c’est une passion au sens classique, c’est-à-dire un état de l’âme) est donc à la mesure de la liberté des femmes, de leur fureur pour le jeu, les modes, les disputes, les spectacles, les salons, les liaisons. Cette liberté qui agrée à Rica suscite cependant chez Usbek, adepte de Mahomet et du sérail comme antidotes des passions ([‣]), une forte bouffée d’indignation patriotique et religieuse ([‣]). Hommes et femmes, en France, tels que saisis par le discours satirique, ne sont nullement insensibles aux passions, manies et idées fixes, mais la différence des mœurs, des lois, de la politique et de la religion entre l’Orient et l’Occident suscite deux mondes étrangers, deux univers passionnels hétérogènes. Mais la structure du texte ne soumet pas ces deux types de passions au même statut énonciatif. L’Orient se place sous le signe du pathos sans recul, la France sous l’ironie mordante requise par la fiction du regard persan. Il est clair que ce dispositif entendait inverser exactement le rapport naturel du lecteur aux passions représentées. À ce renversement s’ajoute un effet de brouillage. Les passions orientales sont en effet parfaitement cohérentes avec le système despotique et l’institution du sérail. Elles forment un tout homogène et sans faille. Comment accorder cependant la supériorité politique, militaire, technique et intellectuelle de l’Europe, fortement affirmée par le texte, avec la peinture caustique, voire indignée, des mœurs ? Serait-ce l’envers de la liberté, son prix malheureux, ou son support ? Faut-il juger ces passions par la morale et la religion, ou par la politique ? Les passions françaises nous laissent sur cette interrogation que la notion de « principe », absente des Lettres persanes, permettra de lever dans L’Esprit des lois, en distinguant clairement vertu morale et vertu politique. Mais on risque alors de tarir la source de l’ironie satirique.

5On se doute que les graves méditations entre philosophes (nécessairement virils) n’offrent pas matière à un tableau aussi riche et aussi contrasté. Mais il ne faudrait pas oublier, et l’Église l’a assez répété pour nous y aider, que la recherche de la vérité profane est une concupiscence, tout comme l’amitié, liée depuis l’Antiquité avec le commerce philosophique. Est-il également permis de remarquer que l’ultime missive de Roxane et du roman reprend la plupart des termes philosophiques majeurs du recueil (droit, servitude, nature, liberté, vertu, lois, esprit, bonheur), mais pour les soumettre à l’emprise véhémente des passions, comme si donc féminité et philosophie se repoussaient ? C’est bien en fuyant les femmes, les siennes et même les Parisiennes, qu’Usbek, philosophe abstinent, accède aux vérités universelles, et c’est en raison du sérail, absent et obsédant, qu’il reste esclave de ses passions les plus furieuses.

Passions et histoire

6On pourrait penser qu’en voulant faire accéder l’histoire au statut d’une véritable connaissance philosophique, impossible avec le scepticisme et le cartésianisme littéral, Montesquieu se devait de réduire à la portion congrue les passions, terrain d’élection de l’historiographie romanesque ou moralisatrice. Les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence prouvent qu’il n’en est rien. Il ne s’agit pas de les exclure, mais de les repenser, pour rendre toute sa rationalité au procès le plus grandiose de l’histoire profane, aux yeux du moins d’un penseur classique avant tout occupé de leçons politiques. Quelle est « la principale cause des grandeurs où cette ville parvint » (chap. i) ? L’institution des triomphes est elle-même rapportée à la « grande joie » suscitée par « les dépouilles des peuples vaincus » ramenées en ville depuis Romulus (ibid.). Il est vrai que le paragraphe suivant ajoute une autre cause, la capacité unique de renoncer aux usages romains pour en adopter de meilleurs. Mais d’où vient cette qualité inaccessible aux autres peuples antiques ? De la primauté écrasante de la passion belliqueuse originelle, maintenue par les institutions avec une constance exceptionnelle, qu’il s’agit précisément d’expliquer. Si l’on ne peut pas porter au crédit des pulsions un facteur décisif — la qualité unique des premiers rois romains —, l’institution de consuls annuels, autre cause capitale, relève d’une économie temporelle des passions : alors que les monarques alternent nécessairement les désirs, dont celui de l’oisiveté, les consuls, pressés par le temps, devaient logiquement se dévouer tout entiers à l’ambition guerrière, et montrer au peuple « tous les jours de nouveaux ennemis ». La brièveté des magistratures républicaines entraîne la longévité de l’esprit guerrier, tandis que l’éclat des triomphes incite à des actions militaires décisives.

7De cette disposition permanente à la guerre, à une guerre menée tambour battant, découle une passion nationale, la vertu romaine : « Toujours exposés aux plus affreuses vengeances, la constance et la valeur leur devinrent nécessaires ; et ces vertus ne purent être distinguées chez eux de l’amour de soi-même, de sa famille, de sa patrie, et de tout ce qu’il y a de plus cher parmi les hommes ». Cette citation en fait foi avec bien d’autres, l’histoire repensée ne se propose pas de marginaliser les passions, mais d’en rendre compte. Il s’agit d’expliquer deux traits majeurs de la passion romaine, son énergie et sa durée. Ce qui exige de lui assigner aussi une cause externe, elle-même explicable, la longue résistance des peuples italiens, ceux du moins qui « aimaient passionnément la guerre », et que des raisons techniques et sociales interdisaient de vaincre trop vite, avec le risque de corrompre « l’opiniâtreté des Romains » sous l’afflux des richesses (ibid.). Cette opiniâtreté, autre nom de la passion romaine des conquêtes, s’appuie également sur une éducation républicaine et militaire (ii), sur la structure sociale, agraire et égalitaire, qui favorise le rapport numérique entre soldats et citoyens : « Ce fut le partage égal des terres qui rendit Rome capable de sortir de son abaissement » (iii).

8Est-on alors en mesure, grâce au rapport réciproque des institutions à l’esprit belliqueux, de rendre raison des victoires romaines sur les plus redoutables adversaires ? Pas entièrement, comme le prouvent les Gaulois, aussi passionnément guerriers que les Romains : « L’amour de la gloire, le mépris de la mort, l’obstination pour vaincre, étaient les mêmes dans les deux peuples ; mais les armes étaient différentes » (iv). Manque aux Gaulois la capacité romaine déjà rencontrée, et liée à leur dévouement entier aux choses de la guerre, de s’approprier aussitôt armes et usages pour se renforcer. La comparaison obligée entre Romains et Carthaginois souligne également que Montesquieu ne perd jamais de vue la question et le vocabulaire des passions, évidemment associés aux structures sociales : « Les Romains étaient ambitieux par orgueil, et les Carthaginois par avarice ; [… ] ces derniers firent toujours la guerre sans l’aimer » (ibid.). Guidée par l’intérêt commercial propre à une cité marchande, Carthage bute sur l’intransigeant refus romain de demander la paix, c’est-à-dire sur « l’orgueil », ou la « vertu », ou la « constance », ou « l’opiniâtreté ».

9Autant de noms différents pour une même pulsion collective qui mène à la conquête du monde, et de là à la corruption brutale et complète de l’esprit national, faute de temps pour accommoder les anciennes passions à la nouvelle situation. La violence des passions romaines explique les conquêtes et l’atroce servitude qui déchaîne les sentiments despotiques. « Les citoyens furent traités comme ils avaient traité eux-mêmes les ennemis vaincus […] » (xv). La grandeur et la décadence des Romains relèvent d’un paradoxe temporel. Ils ont eu le temps de durcir en république leur passion guerrière originelle, mais pas celui de l’adoucir pour entrer en monarchie. Le prix à payer fut « cette épouvantable tyrannie des empereurs romains » (ibid.).

Passions et politique

10Dans les Considérations, on vient de le voir, contrairement aux Lettres persanes, Montesquieu ramène au fond l’esprit romain républicain à une seule passion — la guerre, la conquête. Mais il faut attendre L’Esprit des lois pour que la passion accède au statut de concept politique unitaire, défini et réfléchi, sous le nom de « principe » de gouvernement. La force primordiale du principe s’appuie sur la nature de l’homme, défini d’emblée comme l’être du cosmos le plus passionné, et celui qui fait le plus « mauvais usage de [ses] passions » (I, 1). On sait que Montesquieu, sans en éliminer comme Rousseau toute trace de rationalité, ramène les premières « lois naturelles », dans l’état hypothétique de nature, à des « sentiments » communs aux hommes et aux animaux — la timidité, la faim, la sexualité, la sympathie entre êtres d’une même espèce (I, 2). Le passage à l’état social renverse instantanément la paix, née de ces pulsions, en guerre généralisée, fondée sur le sentiment nouveau et irrésistible qu’a chaque individu et chaque collectivité de sa « force », sur le désir d’accaparer par la violence « les principaux avantages de cette société ». De là l’invention du droit et la naissance d’un ordre politique (I, 3) déjà déduites au chapitre 1, sans passer par l’état de nature, de la constitution de l’homme, être intelligent « sujet à l’ignorance et à l’erreur », et être sensible « sujet à mille passions ».

11On se contentera de rappeler ici la différence fondamentale entre les « mille passions » qui agitent l’homme et le « principe de gouvernement ». Celui-ci définit une passion politique, collective, rectrice, structurante, sans laquelle un type de gouvernement devient à la fois inviable et inintelligible. Il serait évidemment absurde d’en conclure que le principe éradique les autres passions, y compris celles qui constituent les principes des autres types de gouvernement. Mais si tout État concret doit être rapporté, pour être compris, à la logique du type qui le modèle, il poursuit aussi un objet spécifique, qui détermine une passion dominante, et des hommes différents : « L’agrandissement était l’objet de Rome ; la guerre, celui de Lacédémone ; la religion, celui des lois judaïques », etc. (XI, 5). À cet objet, à cette passion propre à « chaque État », correspond « l’esprit général » spécifique de chaque peuple (XIX. Voir ici l’article « Principes »). L’État français poursuit la « gloire », Rome la conquête, l’Angleterre la liberté politique (XI, 5). L’honneur est le principe monarchique, la vertu celui de la république, et le livre XIX analyse l’esprit général des Français, des Anglais : autant d’angles différents, mais corrélés, sur les passions, qui jouent donc un rôle fondamental dans l’économie du texte, et parfois là où l’on s’y attend le moins, soit par exemple l’analyse politique de la religion aux livres XXIV et XXV.

Passions et religion

12La religion chrétienne, seule vraie religion, commande aux hommes de s’aimer, et donc « que chaque peuple ait les meilleures lois politiques et les meilleures lois civiles » (XXIV, 1). Mais la première fonction politique de la religion en général est de susciter la crainte d’un Dieu réprimant. Dira-t-on que les lois et leurs sanctions pénales suffisent à contenir les sujets ? Ce serait oublier les princes ; il faut « qu’ils blanchissent d’écume le seul frein que ceux qui ne craignent point les lois humaines puissent avoir » (XXIV, 2). Sans cette peur religieuse, un prince « est cet animal terrible qui ne sent sa liberté que lorsqu’il déchire et qu’il dévore » (ibid.). La religion, y compris en despotisme où « elle forme une espèce de dépôt et de permanence » à la place des lois (III, 4), travaille à l’ordre et à la modération. Inégalement, certes, le christianisme, par la « douceur » évangélique, « s’oppose à la colère despotique », tandis que « les princes mahométans donnent sans cesse la mort » (XXIV, 3) et bénéficient du fatalisme musulman, érigé en « dogme rigide » (XXIV, 11), en terrible « paresse de l’âme » (XXIV, 14). Au contraire des cultes païens qui, ignorant le cœur, ne pouvaient arrêter la main que par l’idée de crimes inexpiables, la vraie religion repousse cette notion, « enveloppe toutes les passions », nous fait passer « sans cesse du repentir à l’amour, et de l’amour au repentir ». Elle sait allier la crainte et l’espérance pour nous attacher souplement, sans violence, « par un nombre innombrable de fils ». Mais elle nous indique aussi que, « jamais quittes envers le Seigneur, nous devons craindre […] de combler la mesure », de lasser à la fin sa « bonté paternelle » (XXIV, 13).

13Autrement dit, le christianisme cultive des passions religieuses modérées, et d’autant plus efficaces que douces, en accord avec la pente générale, mais non absolue, des lois civiles et pénales, avec la nature et le principe de gouvernement des régimes européens, avec le droit de la guerre dans l’Europe moderne. Ailleurs aussi, cependant, les religions contribuent souvent à la paix, en pacifiant les « haines », comme chez les Grecs, les Japonais, les Arabes, les Germains, les Malais (XXIV, 16-17). En revanche, elles deviennent dangereuses lorsqu’elles fondent l’horreur réciproque des castes comme en Inde, lorsqu’elles entretiennent, « pour des choses indifférentes », comme les interdits alimentaires, « une certaine aversion pour les autres hommes », un manque d’amour et de pitié (XXIV, 22) qui est contraire au principe fondamental du droit des gens : « se faire, dans la paix, le plus de bien, et, dans la guerre, le moins de mal qu’il est possible » (I, 3).

14On peut également aborder la passion religieuse sous un autre biais, dans sa nature même de passion religieuse. N’y a-t-il pas des types d’attachements différents à la religion qu’il convient d’expliquer ? C’est un fait que « les diverses religions du monde ne donnent pas à ceux qui les professent des motifs égaux d’attachement pour elles » (XXV, 2). Les religions idolâtres attachent moins que celles qui « nous font adorer un Être spirituel » ; inversement, « notre penchant naturel pour les choses sensibles » explique que le culte catholique favorise davantage la passion religieuse et le zèle missionnaire que le culte protestant. Plus une religion promulgue de pratiques culturelles, comme la religion juive et la religion mahométane, et plus elle attache, alors que « les peuples barbares et sauvages, […] uniquement occupés de la chasse ou de la guerre, ne se chargent guère de pratiques religieuses », et changent par conséquent facilement de religion. Une religion sans paradis ni enfer, telle la religion japonaise, ne suscitant ni crainte ni espérance, sera aisément remplacée (ibid.) ; les peuples sans maisons, et par conséquent sans temples où l’on puisse porter ses craintes et ses espérances, tiennent moins à leur religion et sont aisément tolérants ou convertis (XXV, 3).

15La tolérance est associée aux passions. En effet, les lois répressives en matière de religion opposent brutalement la crainte judiciaire et celle de Dieu. « Entre ces deux craintes différentes, les âmes deviennent atroces », quel que soit leur choix (XXV, 12). Pour détacher une âme de sa passion religieuse, mieux vaut la refouler en agitant « d’autres passions », par l’espoir de la fortune, des honneurs, des « commodités de la vie ». Mieux vaut donc, en jouant sur les passions plutôt qu’en les brusquant despotiquement, procéder comme la monarchie le fit avant la révocation de l’édit de Nantes. « En fait de changement de religion, les invitations sont plus fortes que les peines », en raison exacte d’une économie des passions propres à l’esprit humain (ibid.).

16On ne manquera pas de constater que toutes ces explications d’ordre sociologique sur l’étiologie des passions religieuses réduisent singulièrement le caractère miraculeux de la conversion au christianisme des peuples « barbares et sauvages », en lui assignant des causes beaucoup moins exaltées que la providence divine accourant au secours de la seule vraie religion.