Jean Ehrard
1Son nom est à lui seul le titre d’un chapitre de L’Esprit des lois (XXXI, 18) : honneur rare puisque sur les six cent quatre chapitres de l’ouvrage, cinq seulement au total sont ainsi personnalisés. Les quatre autres personnages qui jouissent du même privilège sont Childéric, exemple a contrario de la continence des Germains, lui qui fut chassé du trône pour infidélité conjugale (XVIII, 25), Gélon de Syracuse, vainqueur magnanime et humain (X, 5), Charles XII de Suède (X, 13 [14]) et Alexandre (X, 14 [13]), en un diptyque qui oppose à une ambition guerrière inconsciente des limites de ses moyens la sagesse d’un conquérant qui sait gagner le cœur des peuples conquis en leur conservant leurs lois civiles et leurs mœurs. Ainsi mise en vedette, la figure de l’empereur franc attire d’autant plus l’attention du lecteur qu’elle se distingue aussi par le nombre de mentions qu’en fait L’Esprit des lois : dix-huit, concentrées – à deux exceptions près – dans les quatre derniers livres, après une demi-douzaine dans les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence et les Réflexions sur la monarchie universelle, avec dix-huit autres dans Mes pensées et une dans le Spicilège. Chiffres modestes, certes, mais à interpréter en fonction du rôle limité que l’auteur des Romains reconnaît aux grands hommes dans le mouvement de l’histoire.
2Un indice complémentaire de l’intérêt que Montesquieu porte à Charlemagne est la solidité de la documentation dont il disposait à La Brède et dont on ne peut guère douter qu’il en ait usé. Certes, à en juger d’après le catalogue de ses deux bibliothèques de La Brède et de Paris il ne possédait pas les capitulaires publiés en 1677 par Étienne Baluze : il les connaissait pourtant bien, puisqu’il y renvoie avec précision à deux reprises (XXVIII, 4, note g ; ibid., 8, note d). Le Catalogue révèle en revanche la présence à La Brède d’un autre recueil de capitulaires carolingiens, non identifié (1603 , no[‣]), et d’un troisième (1617) de Friedrich Lindenbrog (no[‣]). De la même époque, un ouvrage de l’archevêque de Reims Hincmar apporte à Montesquieu les Constitutiones Caroli Magni (no[‣]). Il possède également l’ouvrage d’Eginhard, compagnon et biographe de l’empereur (no[‣]), ainsi que le recueil de Pierre Pithou Annalium et historiae Francorum [… ] scriptores qui, de 708 à 990, couvre notamment toute l’époque carolingienne (1588, no[‣]). Enfin un érudit du début du XVIIe siècle, André Du Chesne, lui fournissait une autre important recueil, Historiae Francorum sriptores coaetanei ab ipsius gentis origine ad nostra usque tempora (5 volumes, 1636, no[‣]), auquel L’Esprit des lois renvoie avec précision (XXVIII, 4, note a). Mentionnons pour finir, du même auteur, une savante et utile bibliographie publiée en 1618, Bibliothèque des auteurs qui ont écrit l’histoire et topographie de la France (no[‣]).
3Ainsi armé, l’historien philosophe ne cache pas son admiration : non pas tant pour le chef de guerre que pour le politique et l’homme d’État. Certes, Montesquieu ne songe évidemment pas à faire de l’empereur à la barbe fleurie, inventeur de l’école, comme dans les manuels de la IIIe République, une sorte de Jules Ferry médiéval. Certes, il ne parle pas encore de « Renaissance carolingienne », mais il est peu éloigné de l’idée quand il note dans les Pensées (no 1392) : « Les continuelles victoires de Charlemagne, la douceur et la justice de son gouvernement, semblerent fonder une nouvelle monarchie. Il évita les brouilleries, assembla souvent la nation. Les arts et les sciences semblèrent reparaître. On eût dit que le peuple français allait détruire la barbarie. »
4C’est un jugement voisin que développe le substantiel chapitre de L’Esprit des lois (XXXI, 18) déjà mentionné. La personnalité et l’action de Charlemagne y sont présentées très favorablement sous un triple pont de vue. Prince attentif à l’équilibre des pouvoirs comme à la diversité des composantes de la société impériale, il ne cherche pas à diviser pour régner, mais s’attache au contraire à être un rassembleur : « Tout fut uni par la force de son génie ». Les guerres mêmes lui servaient à unifier et contrôler une noblesse turbulente, encline aux factions. Pour un politique qui a la hantise des guerres civiles (Ehrard, 1998, p. 95-107), un philosophe qui cherche l’un dans le multiple et pense avoir établi, contre les facilités habituelles du scepticisme, la rationalité du « monde moral », découverte dans l’enchevêtrement des rapports qui le structurent (« Tout est extrêmement lié », EL, XIX, 15), pour un sage dont l’esprit pacificateur répugne à tout ce qui sépare (Ehrard, 1998, p. 159-160), l’action unificatrice de Charlemagne n’est pas son moindre mérite. Elle se détaille du reste quotidiennement dans l’administration de l’empire, où l’on voit à l’œuvre « un esprit de prévoyance qui comprend tout et une certaine force qui entraîne tout ». Unité et mouvement se conditionnent et se fortifient mutuellement. Comprenons qu’il en est des composantes d’un empire bien gouverné comme de l’équilibre des trois puissances de la constitution anglaise : « […] comme, par le mouvement nécessaire des choses, elles sont contraintes d’aller, elles seront forcées d’aller de concert » (XI, 6).
5Le parallèle entre le gouvernement de Charlemagne et la constitution d’Angleterre s’impose en effet au lecteur. Les mesures maladroites des successeurs de Charlemagne ont compromis et détruit l’harmonie de l’empire où « les ordres de l’État se balançaient les uns les autres » (XXXI, 24). De cet équilibre l’autorité du monarque n’avait pas souffert, bien au contraire : « Il mit un tel tempérament dans les ordres de l’État qu’ils furent contrebalancés et qu’il resta le maître » (XXXI, 18). À ses débuts la monarchie carolingienne doit à son fondateur ce caractère de gouvernement modéré qui l’apparente, par-delà les différences d’époque et de mœurs, à la monarchie anglaise moderne ou à l’âge d’or de la monarchie française avant que, devenue absolue, elle ne dérivât vers le despotisme. Cependant la modération qui résulte, selon Montesquieu, d’une saine distribution des pouvoirs est aussi une vertu, individuelle ou collective (III, 4 ), une vertu « rare » (XXVIII, 41), indispensable au législateur (XXIX, 1). Or cette vertu-là, Charlemagne l’a particulièrement pratiquée, en homme sage, économe, travailleur, simple dans ses manières et son genre de vie, aussi retenu que ferme dans l’exercice de sa justice : « Il savait punir, il savait aussi pardonner » (XXXI, 18).
6Une tache pourtant dans ce beau portrait qu’inspire toute une tradition historiographique, d’Eginhard à Mézeray : l’empereur n’a pas pardonné aux malheureux Saxons leur insubordination, et les en a cruellement punis. Mézeray (t. I, p. 407 et suiv.), Bossuet (Discours sur l’histoire universelle, Première partie, Époques XI et XII) justifiaient cette sévérité dont les victimes n’étaient après tout que des impies, des païens à convertir, et qui servait les desseins de la Providence. Le père Daniel (1696), pour les mêmes raisons, n’était pas moins indulgent. Au contraire, peu après la publication de L’Esprit des lois, le quinzième chapitre de l’Essai sur les mœurs va faire de la cruauté oppressive du monarque franc un argument à charge contre un personnage que Voltaire, tout en l’admirant, s’acharne à démythifier. Quand il rapporte le massacre de quatre mille cinq cents prisonniers l’historien s’indigne :
Si ces prisonniers avaient été des sujets rebelles, un tel châtiment aurait été une sévérité horrible ; mais traiter ainsi des hommes qui combattaient pour leur liberté et pour leurs lois, c’est l’action d’un brigand que d’illustres succès et des qualités brillantes ont d’ailleurs fait grand homme.
Il fallut encore trois victoires avant d’accabler ces peuples sous le joug. Enfin, le sang cimenta le christianisme et la servitude.
7De cet épisode si dramatique, alors que le manuscrit de L’Esprit des lois dénonçait la justice d’exception instituée par Charlemagne contre les vaincus (le « remerc », tribunal secret qui faisait exécuter les accusés avant leur procès : OC, t. IV, p. 695), en 1748 Montesquieu pourtant ne dit rien. Comme il ne peut ignorer ce dont parlent tous ses prédécesseurs, et comme on le voit mal invoquer à la décharge de son héros l’intérêt supérieur de la religion et de l’Église, on doit supposer son silence dicté par l’embarras et la prudence. Mais ce silence n’est pas définitif. Pour la version revue qu’il prépare de L’Esprit des lois – et qui sera l’édition posthume de 1757-1758 – il prévoit d’ajouter à son chapitre « Du droit de conquête » (X, 3) le paragraphe terminal suivant :
Charlemagne, pour dompter les Saxons, leur ôta l’ingénuité et la propriété des biens. Louis le Débonnaire les affranchit ; il ne fit rien de mieux dans tout son règne. Le temps et la servitude avaient adouci leurs mœurs ; ils lui furent toujours fidèles.
8Renonçant à taire la faute de son grand homme, Montesquieu s’emploie encore à la minimiser. Quel droit Charlemagne avait-il à prétendre dompter les Saxons ? C’est la question que pose Voltaire (Essai sur les mœurs, XV, p. 260) et que Montesquieu élude. D’autres doutes viennent au lecteur : comment le philosophe qui dénonce constamment l’illégitimité de toute forme de servitude peut-il s’accommoder de l’asservissement, même temporaire, de tout un peuple ? Pour quel sophiste la bonne action du fils annulerait-elle la mauvaise action du père ? En fait, le penseur subtil, rigoureux et profond qu’est l’auteur des Lois n’échappe pas ici à une contradiction qui est à la mesure de son admiration. Celle-ci va aux « grands esprits » dont Charlemagne fait partie (XXIX, 18). Et sur ce point essentiel, on n’aperçoit pas de divergence fondamentale entre le jugement de Montesquieu et celui de ses contemporains. Voltaire lui-même, si éloigné de toute hagiographie, si méfiant envers les trop belles légendes, exerce moins son esprit critique contre la personne de Charles que contre l’époque de son règne : une époque ignorante et barbare qui dut pourtant à son autorité le bonheur « unique » d’un demi-siècle de paix civile (Essai sur les mœurs, XVI, p. 81).
9Comme le rappelle encore Voltaire, d’après Eginhard, cet empereur qui « ne savait pas signer son nom », protégea pourtant les lettres, les sciences et les arts (ibid., XIX, p. 304-305). Roi franc, Charlemagne suivait les usages des Francs qui ignoraient la distinction des nobles et des roturiers : chez eux tous les hommes libres étaient égaux (ibid., XXII, p. 345). Cette égalité de statut à laquelle un François-Marie Arouet devait être sensible supposait un pouvoir politique fort. À la différence de Montesquieu, Voltaire est enclin à minimiser le rôle laissé par l’empereur aux « assemblées de la nation » : « Sous lui, précise-t-il, ses parlements n’avaient d’autre volonté que celle d’un maître qui savait commander et persuader » (ibid., p. 297). Un maître : Montesquieu, lui aussi, on l’a vu, avait employé le mot, mais dans un contexte différent où l’idée dominante était celle de l’équilibre des forces.
10Qu’un maître ne soit pas forcément un despote ne peut pourtant faire oublier l’expérience éternelle de l’abus de pouvoir. Et s’il est vérifié que « tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser » (XI, 4), un pouvoir plus fort renforce nécessairement la tentation. C’est ce que confirme le chapitre des Lois (XXIX, 18) déjà cité, « Des idées d’uniformité ». Même Charlemagne a sa place dans la longue liste des princes qui ont tenté d’unifier les poids et les mesures : velléité centralisatrice en contradiction avec sa pratique habituelle de respect de la diversité des coutumes. Là où un Condorcet verra archaïsme et préjugé, Montesquieu répond d’avance liberté : « Aussi, lorsqu’un homme se rend plus absolu [une note précise : « César, Cromwell et tant d’autres »], songe-t-il d’abord à simplifier les lois » (VI, 2). En se laissant gagner par cette ambition – heureusement sans suite – de petits esprits, le grand esprit de Charlemagne a pris le risque d’apparaître à la postérité comme un fauteur de despotisme, un nouveau César, un premier Cromwell (Ehrard, 1998, XVIII, notamment p. 299-306).
11Ce n’est pas la seule ombre sur son portrait. La lecture de L’Esprit des lois suggère une seconde réserve. Mais celle-ci, encore plus que la précédente qu’elle recoupe du reste, suppose de consentir à l’auteur un crédit de cohérence intellectuelle, de ne juger des passages consacrés à l’empereur et à son empire qu’en fonction du « livre entier », du « dessein de l’ouvrage » (Préface). Les réflexions du livre X sur « la force offensive » éclairent ce qui est dit ailleurs de Charlemagne, même s’il n’y est pas nommé : « Lorsque la conquête est immense, elle suppose le despotisme. » (X, 16). L’histoire de l’Empire romain vérifie cet adage ; la Ville est encore libre, dans une sage distribution des pouvoirs, quand des proconsuls tout puissants règnent arbitrairement sur les provinces éloignées (XI, 19). Idée reprise du chapitre VIII de la Monarchie universelle (1734) dans le cahier des corrections des Romains qui en utilise des fragments (OC, t. II, p. 347), et qui cite en exemple non l’Empire romain, mais celui de Charlemagne et sa dissolution. Voué au despotisme, un État trop étendu l’est en effet aussi au morcellement. L’Esprit des lois insiste sur l’affaiblissement réel que dissimule de façon précaire l’agrandissement excessif d’une monarchie : « Un État monarchique doit être d’une grandeur médiocre » (VIII, 17). « Si une monarchie peut agir longtemps avant que l’agrandissement l’ait affaiblie [ … ] ». Parmi bien d’autres conquérants le « grand esprit » de Charlemagne a méconnu ces lois de l’histoire ; l’Empire carolingien n’a pas survécu à son créateur. Pour Montesquieu cette chute confirmerait, s’il en était besoin, la leçon tirée d’abord du destin de Rome, et la primauté dans le développement historique des causes générales sur les événements particuliers. Le cas de Charlemagne en atteste : si grandes que puissent être les qualités personnelles d’un individu, elles restent impuissantes à pallier la perversité d’un système.
Bibliographie
Étienne Baluze, Capitularia regum Francorum, Paris, 1677.
François Eudes de Mézeray, Histoire de France depuis Faramond jusqu’au règne de Louis le Juste (3 vol., 1643 et suiv.), Paris, Barbin, 1670.
Bossuet, Discours sur l’histoire universelle, Paris, 1681.
Gabriel Daniel (le P.), Histoire de France depuis l’établissement de la monarchie française dans les Gaules, Paris, 1696.
Voltaire, Essai sur les mœurs et l’esprit des nations (1756), Oxford, Voltaire Foundation, 2009, t. II.
Jean Ehrard, L’Esprit des mots. Montesquieu en lui-même et parmi les siens, Genève, Droz, 1998.
Jean Favier, Charlemagne, Paris, Fayard, 1999.
Jean Ehrard, « Idée et figures de l’empire dans L’Esprit des lois », Cahiers du Centre d’histoire « Espaces et Cultures », Clermont-Ferrand, Université Blaise-Pascal, 2004, p. 41-53.