Guillaume Barrera
1Indigné par les récits de la conquista, instruit sur les deux Amériques par les Lettres des pères jésuites et les relations de voyage françaises ou anglaises, disposant enfin par sa situation propre d’informations de première main sur les îles et le ponant, Montesquieu ménage au continent américain une place de choix dans ses réflexions.
2Cet intérêt s’explique d’abord par la différence des deux « Indes », occidentales et orientales. Ici, certes, de grandes compagnies, des trafics assurés d’épices, de soie, de porcelaine, de thé, mais — sans parler d’une Afrique qui n’est connue que par ses côtes, la Guinée fournissant « le bois d’ébène » — nulle grande conquête européenne, hors le cas de l’Indonésie. Soit par politique, soit par défaut de « besoins relatifs », ou pour ces deux raisons, les royaumes du « grand Mogol », de l’Inde, de la Chine et du Japon s’ouvrent encore assez peu. Là au contraire, du Rio de la Plata au Saint-Laurent, d’immenses royautés, des îles fertiles, de nouvelles colonies ont vu le jour ou paraissent encore sous les pas des Européens. Or, cette expansion à l’Ouest ne marque pas seulement une nouvelle ère, mais le début d’une histoire véritablement mondiale : « l’effet de la découverte de l’Amérique fut de lier à l’Europe l’Asie et l’Afrique » écrit ainsi Montesquieu (EL, XXI, 17 [21]). La place de ce chapitre, dans un livre traitant du commerce, trahit assez le point de vue sous lequel est envisagée cette « révolution ». Son propos révèle, de son côté, que l’Europe est au cœur de cette histoire. De fait, les Indes jouent un rôle central dans les conflits européens du siècle. D’un traité à l’autre, d’Utrecht (1713) à Paris (1763), il en est toujours question.
3Or, l’histoire de ces Indes concerne nombre de « lois », démographiques, sociologiques, ethnologiques, financières, commerciales, géopolitiques enfin, que L’Esprit des lois seul réunit systématiquement. S’il s’agit ici de dégager ces « rapports » dans l’économie du chef-d’œuvre, il importe également de ne pas perdre de vue la diversité des Amériques.
4Montesquieu lui-même distingue grossièrement « l’Amérique méridionale » et les « Grandes Antilles », comprises entre les deux tropiques, de « l’Amérique septentrionale ». Sous l’aspect physique, la longueur du continent le soustrait aux caractérisations trop simples et toutes les différences s’y retrouvent. Les peuples braves et résistants peuplent ses extrémités, des « empires despotiques » ont prospéré autour de l’équateur. La terre, de son côté, fournit abondamment de quoi subsister et, malgré l’étendue des plaines, sa morphologie ne semble pas favoriser les invasions régulières du nord au sud qui affectent l’Asie (EL, XVII, 3). C’est au moral que le continent, exceptionnel à cet égard, ne montre plus son « génie » originel. La conquête l’a défiguré.
5Montesquieu accuse les contrastes des Amériques, espagnole d’un côté, française et anglaise, de l’autre. Pourtant, s’il lui arrive souvent, pour noircir la première, d’évoquer l’Amérique précolombienne, il manifeste sur l’histoire de celle-ci, comme sur les « peuples sauvages » du Nord, une position nuancée. Pas plus qu’il ne partage les doutes qu’un Montaigne développait sur la « raison présente » et sur « nos mœurs », la conquête à peine achevée (EL, X, 3), il ne recourt jamais à la rhétorique du bon sauvage, que ses cadets manieraient habilement. Ses Iroquois « mangent leurs prisonniers », ses Hurons les brûlent, tandis que les Aztèques, qui pratiquaient déjà l’esclavage, ensanglantaient leurs autels par des sacrifices humains. Bien qu’il évoque au Midi « deux grands empires et d’autres grands États », pour désigner le Pérou, le Mexique et sans doute les royaumes chibchas de « Terre Ferme » (dans le Venezuela et la Colombie actuels), il ne paraît pas les ranger au nombre des « nations policées », car il ne leur prête ni ces « arts » ni ces « sciences » développés, qui accompagnent d’ordinaire l’agriculture. Il insiste plutôt sur la « superstition » qui assurait leur unité intérieure, avant de précipiter leur chute face à une poignée de « brigands », armés par « la philosophie », la science physique moderne (Pensées, n° 1265).
6Cette première Amérique ayant consisté en « peuples sauvages » et en « empires despotiques », « son ancienne histoire » restant méconnue, faute d’avoir été écrite, elle ne figure à peu près pas dans la première partie d’un ouvrage qui promettait pourtant d’expliquer « les histoires de toutes les nations » (EL, Préface). Aussi la partie la plus politique de L’Esprit des lois ne lui accorde-t-elle pas plus de place qu’à l’Afrique noire, qui demeure la terra incognita par excellence ; à croire que ni l’une ni l’autre partie du monde n’a connu de « gouvernement » digne de ce nom.
7Pour autant, rien ne justifie la brutalité des conquistadores espagnols. Aussi Montesquieu reprend-il à son compte la leyenda negra pour fustiger ce qu’il tient pour l’une des plus grandes destructions de l’histoire. À ses yeux, les Espagnols, moins soucieux de la gloire de Dieu que du profit — il oppose explicitement prétexte et vrai motif — ont procédé à un génocide concerté pour conserver leurs conquêtes, suivant un précepte machiavélique (LP, [‣]). S’il les accuse à juste titre de s’être joué de la vie des Indiens, gâchée à la recherche des métaux, il se montre moins disert sur les deux causes majeures de cette catastrophe démographique : les épidémies et le désespoir. Or, le cas de ces Indiens se laissant mourir ne prouve-t-il pas qu’il est difficile qu’une « société » soit détruite sans que les hommes le soient aussi, pour reprendre comme pour les nuancer les distinctions du chapitre 3 du livre X ?
8Au demeurant, la conquête et l’exploitation espagnoles exhibent un double vice : d’une part (et Rome avait frayé le chemin, malgré le modèle d’Alexandre), les conquérants ont imposé leurs mœurs aux nations soumises, ce qui favorise une triste uniformité. Et d’autres mœurs étaient sans doute préférables. L’Espagne, d’autre part, a cru bon d’abandonner les « richesses naturelles » de l’Amérique, pour n’exploiter que ses mines d’or et d’argent, « richesses de fiction » (Considérations sur les richesses de l’Espagne, art. 2 et 5, OC, t. VIII, p. 614 et 617). Afin de souligner le trait, le penseur, n’évoquant guère la mise en valeur des terres menée depuis deux siècles, ne dit mot des cultures vivrières ou de l’élevage pratiqués dans les haciendas ou les estancias.
9La seconde partie de L’Esprit des lois insiste donc sur ce drame pour délivrer diverses leçons, que la chute de l’Empire aztèque ait confirmé la faiblesse du despotisme, toujours trop étendu, et par suite mal défendu (EL, IX), ou que la nation espagnole ait manqué une occasion rare d’en placer d’autres « sous un meilleur génie » (EL, X, 3). Pour le reste, dans les livres traitant de la liberté (EL, XI à XIII), l’écrivain ne précise pas beaucoup sa pensée sur la situation politique américaine. À son gré, le continent, hors les treize colonies anglaises, ne jouit pas encore de la « liberté politique », mais tout au plus, au nord, et à l’extrême sud (au Chili, les Indiens résistent encore aux Espagnols), de cette « liberté naturelle » que seuls connaissent les « sauvages » (EL, XI, 5). Le lecteur n’apprendra donc rien non plus sur les protections que les lois espagnoles prodiguaient aux Indiens du Midi, qui apparaissent encore comme esclaves au livre XV, contre les exactions et les excès des créoles. Quant à l’organisation politique des vice-royautés ou des cabildos indiens, elle est passée sous silence. Il faut pourtant bien que l’Amérique espagnole ne se porte pas si mal, pour que les « Indes » soient désormais le « principal », et l’Espagne « l’accessoire » (EL, XXI, 22) !
10Traitant de l’Amérique française, cette fois, Montesquieu semble ne tenir pour notables que les Antilles, Saint-Domingue en tête, îles à rendement qui, par leur production de sucre, s’avèrent précieuses à la métropole. Il constate au demeurant que le transport et la vente de la main-d’œuvre servile forment encore une branche importante du commerce européen (EL, XXI, 17 [21]). Mais le juriste, ici moraliste, n’en blâme pas moins vivement la « férocité » des colons français envers leurs esclaves noirs, qu’il compare à celle des peuples anciens (Romains, XV), pendant qu’il consacre un chapitre des Lois d’une ironie mémorable à ruiner les arguments esclavagistes (EL, XV, 5). Par ailleurs, il ne s’attarde pas sur la Louisiane, si présente dans les projets dangereux du système de Law, et, tout averti qu’il est de ses ressources, n’accorde pas une grande place au Canada, alors français (Spicilège, n° 393).
11L’Amérique anglaise, enfin, comprend à la fois l’autre partie des Antilles, exploitées comme la première, et les colonies de la côte est, augmentées de Terre-Neuve depuis 1713. Montesquieu souligne le caractère jusque-là pacifique de cette colonisation, « les naturels du pays, faibles et dispersés, ayant cédé leurs terres à de nouveaux habitants » (Romains, I, éd. 1734 ; OC, t. II, p. 95). Mais il n’omet pas pour autant la « cupidité » ou « l’avarice » commerciales d’une nation « souverainement jalouse », travaillant à pénétrer une Amérique espagnole fermée à la concurrence dans le cadre de « l’exclusif » par tous les moyens concevables : « vaisseau de permission » et privilège de l’Asiento, négoce « interlope » et contrebande, guerres navales enfin.
12Mieux, ces questions, l’Amérique du Nord, l’esclavage de masse et le commerce international, sont traitées au centre de L’Esprit des lois. De fait, c’est dans les troisième et quatrième parties de l’ouvrage que les Amériques sont le plus mentionnées. Aux livres XIV à XVIII, les peuples indigènes d’Amérique du Nord sont décrits comme dominés « par la nature et le climat ». L’auteur expose à cette occasion le lien qu’entretiennent la fertilité du sol, le mode de vie, chasse ou bien élevage, de peuples nomades ignorant la maison et le temple avec l’absence de monnaie, des arts et des sciences et, par suite, des « lois » civiles dignes de ce nom. Les mœurs y suppléent, tandis que règne la « liberté naturelle » qui signifie l’indépendance, voire la fuite. Le livre XV, au contraire, souligne le poids de « l’esclavage civil », indien, mais surtout noir, dans l’histoire américaine, servitude parfois « réelle » et « personnelle » tout ensemble. Le livre XVI, enfin, traitant des rapports entre les deux sexes, laisse entendre que la polygamie et la « clôture des femmes » n’ont pas eu véritablement cours sur ces terres. Pour l’avenir lui-même, le point n’est pas indifférent : la « liberté des femmes » ne s’unit-elle pas plus avec « l’esprit de la monarchie », ou de la république, qu’avec le despotisme (EL, XIX, 15) ?
13La quatrième partie, de son côté, considère l’Amérique du temps dans une perspective directement financière et commerciale. Il ne s’agit plus dès lors que d’une excroissance de l’Europe, réservoir de métaux propre à nourrir son négoce avec les nations d’Asie, d’un côté, domaine agricole supposant une main-d’œuvre portée par la contrainte au travail, de l’autre, ce que la théorie des climats expliquait, sans pour autant le justifier, au livre XV. C’est bien « dans nos climats » seuls, en fin de compte, que « le christianisme a ramené [l’]âge » d’or, sans maître ni esclave (EL, XV, 7). L’Occident, en tous les cas, « fait le commerce et la navigation des autres parties du monde », et les colonies et royautés d’Amérique dépendent encore de leurs métropoles respectives, qui se réservent le droit de travailler les matières premières provenant de ces colonies (EL, XXI, 17 [21]). L’écrivain bordelais jugeant toutefois l’Espagne incapable d’assumer son empire, il lui conseille d’en ouvrir l’accès commercial aux autres nations. Ces doutes n’allaient pas rester sans écho auprès des ministres castillans.
14Une première conclusion s’impose. En premier lieu, le Canada, au nord, comme le Brésil au sud, dont on apprend incidemment qu’il traverse le « cycle de l’or » après ceux du bois rouge et du sucre (EL, XXI, 17 [21], note), tiennent ici une place minime. En second lieu, et surtout, il paraît clair que les différentes Amériques conservent la diversité d’esprit des nations qui les ont conquises, méridionales ou bien nordiques. Les « réductions » du Paraguay et la Pennsylvanie opposent ainsi « le plaisir de commander » à « l’ascendant » d’un législateur sur « des hommes libres » (EL, IV, 6).
15La postérité de Montesquieu outre-Atlantique appellerait, enfin, d’autres développements. Qu’il suffise ici de la cerner à gros traits. Lors des soubresauts qui secouèrent le continent et les îles à la fin du siècle, lesquels naissaient pour beaucoup des « lois de l’Europe », c’est-à-dire de « l’exclusif », peu de livres eurent autant d’influence que L’Esprit des lois sur tous ceux qui s’avisèrent de donner une constitution aux États nouveaux, qu’il s’agît de fonder une république fédérative sur un immense territoire (Ceaser, 1999), un gouvernement mixte sur les ruines d’une vice-royauté (Espiell, 2001), ou d’expliquer le travail forcé sous les tropiques.
16Sur ce dernier point, il faut le noter, les avertissements du livre XV sur les « abus » et les « dangers » d’un esclavage massif méritaient d’être relus, bien que l’écrivain parût ne traiter que des Romains aux chapitres XI à XVIII. Sans doute l’analyste d’une démocratie fondée sur « l’égalité des conditions » s’en souvint-il à propos. Pour n’avoir pas parlé de cette égalité aussi bien que Tocqueville, Montesquieu n’en a pas moins cru à l’avenir des « grands peuples » naissant en Occident. C’est qu’à ses yeux, ces colons surent porter « dans les forêts » d’Amérique ce que leurs pères anglais avaient tiré des « bois de Germanie » : la liberté, non pas celle de l’homme, mais celle du citoyen, la « liberté politique », inséparable des lois.
Bibliographie
Pierre Dupouy, « Montesquieu et le Canada », Minard, Archives des Lettres modernes, Études sur Montesquieu, 1975, p. 3-16.
Edwin Williamson, The Penguin History of Latin America, A. Lane, The Penguin Press, 1992.
Louis Desgraves, Bordeaux au XVIIIe siècle (1715-1789), Éditions Sud-Ouest, 1993.
Philippe Haudrère, Le Grand Commerce maritime au XVIIIe siècle, Sedes, « Regards sur l’histoire », 1997.
James Ceaser, « L’Esprit des lois et la Constitution américaine », dans Actes du colloque international de Bordeaux pour le 250e anniversaire de L’Esprit des lois, Louis Desgraves dir., Bordeaux, Bibliothèque municipale, 1999, p. 255-262.
Hector Gros Espiell, « Le principe de la division des pouvoirs, la Révolution d’émancipation latino-américaine et le droit constitutionnel de l’Uruguay », Revue Montesquieu 5 (2001), http://montesquieu.ens-lyon.fr/spip.php?article327 (traduction G. Barrera).