Georges Benrekassa
1Dans quelle mesure peut-on considérer qu’il y a chez Montesquieu une conception unifiée de la liberté civile, de la liberté politique, de la « liberté philosophique » (l’exercice d’une volonté autonome) ? A-t-il voulu en proposer ou en faire l’objet de sa recherche ? On sait comment dans la Défense de L’Esprit des lois, il rejettera et récusera l’accusation de fatalisme « spinoziste », au titre d’une conception diversifiée et possiblement hiérarchisée de l’ordre des choses, entre lois fixes des mouvements soumises à des règles aussi rigides que la « fatalité des athées » et faculté des êtres intelligents de se déterminer. Cela implique qu’on interroge son œuvre en partant de ces questions premières, même si elles n’ont été pour lui qu’un point de départ.
2Cette « liberté philosophique », Montesquieu ne l’a jamais ni consacrée ni écartée comme valeur primordiale. Il connaît fort bien la difficulté d’en concilier l’existence effective et une forme de philosophie première globale. Usbek (LP, [‣]) reprenait une critique traditionnelle de la systématique leibnizienne, et risquait des raisonnements hardis sur l’âme « ouvrière de sa détermination », et son improbable conciliation avec la prescience divine. Car il y a au moins un doute devant le problème de la connaissance par Dieu des choses qui dépendraient de la « détermination des causes libres ». C’est une forme de « mise entre parenthèses » qui s’imposera… Il n’en reste pas moins qu’une « liberté philosophique » constituera toujours pour Montesquieu une limite qu’il faudra prendre toujours en compte, et que dans certains cas extrêmes, l’expérience originelle qu’elle représente sera inséparable de notre existence sociale. Un des paradoxes de la liberté politique sera qu’on ne saurait apprécier son existence que dans la mesure où elle se rapproche de la liberté philosophique (EL, XI, 2 et XII, 2), même si la « liberté philosophique » semble parfois ne se manifester que par une simple croyance des individus en leur autonomie, et si la conviction d’en jouir peut revêtir des formes très diverses. Dans les Pensées (nos 174, 175, 176), il est arrivé à Montesquieu, à propos de l’esclavage à Rome, de parler de la liberté civile — de la jouissance d’un statut de personne libre qui nous garantit de la servitude — en des termes qui en faisaient comme une implication d’un principe de liberté absolu, à valeur de choix existentiel primordial. Dans L’Esprit des lois, où il reprend ces textes en supprimant leur partie la plus radicale, et l’éloge de Spartacus, et où il se doit d’analyser un « droit de l’esclavage » — sa « rationalité » —, il se tient en deçà de ce principe, ce qui ne veut pas dire qu’il le renie. Son propos en fin de compte (XV, 8) est de voir comment pourrait s’inscrire dans la nature des choses le dépassement d’une « servitude naturelle », grâce à la mécanisation.
3Il est hors de question, en tout état de cause, que la référence à une liberté philosophique première puisse déboucher directement sur des ambitions libératrices réalisables. Il est vrai que la liberté naturelle est « l’objet de la police des sauvages » (XI, 5). Mais la « liberté naturelle » en termes de droit n’est que la capacité de disposer de sa personne et de ses biens (ce qui relève d’une vision un peu idyllique de la « police des sauvages »). S’agissant de la manifestation d’une authentique volonté libre, il est impossible de négliger un autre pôle de la pensée de Montesquieu, un peu caché, ou au moins discret, qui renvoie la liberté du sujet dans la sphère politique à un artifice profitable, qui dépeint même la conviction d’une « vraie » liberté politique comme relative ignorance et illusion bienheureuse. On voit revenir avec insistance dans les Pensées (nos 423, 874, 943) une même comparaison : « Un gouvernement libre peut être comparé à un grand filet dans lequel les poissons se promènent et ne se croient pas pris » (no 874 ; article biffé sur le manuscrit). Dans un autre passage (no 943), deux métaphores se conjuguent, de façon plus inquiétante : « Un ancien a comparé les lois à ces toiles d’araignée qui, n’ayant que la force d’arrêter les mouches, sont rompues par les oiseaux. Pour moi je comparerais les bonnes lois à ces grands filets dans lesquels les poissons sont pris, mais se croient libres, et les mauvaises à ces filets dans lesquels ils sont si serrés que d’abord ils se sentent pris ». On pourrait dire que cela ne concerne qu’une liberté politique relative aménagée par les lois. Cela ne saurait être complètement convaincant. Si on met ces aphorismes en rapport avec les développements sur la liberté des peuples du nord, qui ont fabriqué les instruments de la lutte contre la servitude (XVII, 5) et même avec ceux sur l’exercice d’une « liberté féodale », ce qui apparaît, même si cela relève aussi de conceptions qu’on peut associer à des choix politiques et idéologiques limités, aristocratiques et proches des « germanistes », c’est la récurrence de l’idée d’une vocation privilégiée non de libérateurs, mais d’introducteurs d’un refus catégorique de tout principe d’assujettissement… N’obtiendrions-nous jamais qu’une liberté dévaluée ?
4On voit ainsi qu’il serait pour le moins trompeur de prétendre parcourir la pensée de Montesquieu comme une sorte d’édifice consacré à une liberté politique, une liberté — notre liberté — qui récupérerait les mérites et la dignité de la liberté philosophique, même si elle n’est pensable que par rapport à celle-ci. Mais il reste quand même une empreinte, ou mieux, comme un principe de fécondité de la situation paradoxale originelle, au fondement même de toute réflexion proprement politique, quelle que soit la relativité des choses. Au sein de ce qui à la fois fonde et révèle, au moment des Romains (dans les chapitres viii et ix, d’abord), une communauté libre — le « modèle » républicain —, on voit se dégager la conscience de la dépendance de toutes les libertés par rapport à ce qui passe pour les menacer d’un naufrage. La liberté n’existe — ne se conquiert — jusqu’à un certain point qu’en fonction d’une rupture de l’ordre, même si elle n’est concevable en fin de compte que dans l’obéissance aux lois, et d’ailleurs, elle ne s’obtient que par des « coups d’éclat » (Pensées, no 577). D’où cet aphorisme magnifique : « Toutes les fois qu’on verra tout le monde tranquille dans un État qui se donne le nom de république, on peut être assuré que la liberté n’y est pas » (Romains, ix). En un sens, cela aboutit à la nécessité d’un pluralisme des partis. Mais cela va bien au-delà de cette médiocrité.
5Il n’en reste pas moins qu’il faut mettre en valeur le centre. Montesquieu fonde, très méthodiquement, un système de la liberté, mais inséparable d’une pensée exigeante des limites de la notion de liberté politique dans ce système même. Les mots « système sur la liberté » sont de lui, dans un passage des Pensées (no 907) où il recense la liste de toutes les œuvres majeures de la philosophie politique avec lesquelles une confrontation est nécessaire. Mais, dans la ligne de son itinéraire romain, une direction d’ordre théorique est déjà fixée : « Un gouvernement libre, c'est-à-dire toujours agité, ne saurait se maintenir s’il n’est par ses propres lois capable de correction » (Romains, viii). Si on se réfère aux principes de ceux qui ont essayé de définir avant lui la liberté politique, la différence de point de vue et d’orientation se révèle vite. Locke écrit, au chapitre iv du Second Traité : « La liberté des hommes soumis à un gouvernement consiste à posséder une règle permanente à laquelle se conformer, une règle commune à tous les membres de la société et instituée par le pouvoir législatif qui s’y trouve établi. C’est la liberté de suivre ma propre volonté toutes les fois que cette règle garde le silence […] » (Traité du gouvernement civil, p. 88). Montesquieu est parfaitement en accord avec ces principes. La liberté politique, c’est d’abord « faire ce qu’on doit vouloir » et « n’être point contraint de faire ce que l’on ne doit pas vouloir » ; et par référence aux institutions et à ce qui fonde la société, « la liberté est le droit de faire tout ce que les lois permettent ; et si un citoyen pouvait faire ce qu’elles défendent, il n’aurait plus de liberté parce que les autres auraient tout de même ce pouvoir » (XI, 3). Reste alors pour lui, cependant, entière la question de la « correction » dont est capable un « gouvernement » qui vit des antagonismes qui l’animent.
6C’est là que se révèle l’originalité du « système ». Il n’y a aucune condition suffisante pour instituer ou garantir la liberté politique, et on ne saurait dresser un catalogue rigoureusement défini des conditions nécessaires. On ne peut y faire figurer obligatoirement aucune des conditions qui ont paru indispensables à tel ou tel peuple : droit à l’insurrection ou possibilité de rester fidèle à ses coutumes, capacité d’élire un chef et, principalement, liberté comme caractère propre des démocraties, selon le préjugé le plus répandu. (« […] on a confondu le pouvoir du peuple avec la liberté du peuple », XI, 2). Il va falloir penser la liberté politique sur deux bases. D’abord, il est impossible de lier nécessairement et par principe la liberté et un système politique et social, au sens où son organisation — sa nature — impliquerait la liberté. Ensuite, il n’y a pas à avoir d’illusion « constitutionnaliste » : « Il pourra arriver que la constitution sera libre, et que le citoyen ne le sera point. Le citoyen pourra être libre, et la constitution ne l’être pas » (XII, 1). Mieux encore : la « modération », équilibre des puissances et des forces sociales, ne garantit rien absolument. Il y a un lien nécessaire entre modération et liberté, mais ce lien est insuffisant par lui-même. La liberté n’existe dans les États modérés « que lorsqu’on n’abuse pas du pouvoir » (XI, 4). Les articles nos 884-889 (« De la liberté politique ») dans le tome II des Pensées, possible reste du projet d’un ouvrage séparé consacré à la question, confirment très tôt ces principes.
7Comment penser alors cette liberté politique ? Elle se situe entre deux pôles, qui concernent la société dans son ensemble et non d’abord les individus, un pôle positif, l’obéissance générale aux lois, et un pôle négatif, les obstacles calculés mis « par la disposition des choses » à l’abus du pouvoir. De là, deux modes conjoints de son existence : le rapport avec la constitution (livre XI) et le rapport avec le citoyen (livre XII), et surtout ce qui lie les deux : c’est dans la disposition des lois fondamentales (XI) qu’on peut trouver éventuellement le meilleur point d’appui pour assurer au citoyen sa « sûreté » en le protégeant le plus possible de toutes les formes d’incrimination dont le pouvoir peut user contre lui (XII). Mais là encore, il ne saurait y avoir de problématique purement institutionnelle. La disposition des lois fondamentales est souhaitable pour la liberté politique. « Mais dans le rapport avec le citoyen, des mœurs des manières, des exemples reçus peuvent la faire naître, et de certaines lois civiles la favoriser […] » (XII, 1). « Il y a dans les monarchies des points et des moments de liberté… » (Pensées, no 751).
8Si la liberté reste une valeur fondamentale, et est « ce bien qui fait jouir des autres biens » (Pensées, no 1574), elle n’est peut-être que le fruit d’un processus culturel complexe soumis à bien des aléas, pour parvenir à un état où « l’homme ne fasse point violence à l’homme », serait-ce par le moyen de la loi. Il n’est même pas sûr qu’elle puisse être l’objet d’une revendication universelle : « La liberté même a paru insupportable à des peuples qui n’étaient accoutumés à en jouir » (XIX, 2). Trois considérations, trois conditions sont au centre de sa possibilité d’apparition. Le chapitre 27 du livre XIX expose longuement les conditions sociales et historiques de la liberté anglaise, qu’il s’agisse des modes de la vie sociale, des effets de la constitution sur les mœurs, de l’adaptation ou même de la création d’une société aux conditions de la liberté politique. Inversement, des formes de sociabilité excluent l’apparition de la liberté politique, principalement celles qui unissent dans un même code et une même discipline tous les aspects de la vie sociale, lois, mœurs, et manières (XIX, 16 et 17). Enfin, bien au-delà de la séparation des pouvoirs, ce qui garantit la liberté du citoyen en tant qu’homme relève de progrès de la « connaissance », qui ne sont pas un effet de la bénévolence du pouvoir ou de la simple spéculation : Les connaissances que l’on a acquises dans quelque pays et que l’on acquerra dans d’autres, sur les règles les plus sûres que l’on puisse tenir dans les jugements criminels, intéressent le genre humain plus qu’aucune chose qu’il y ait au monde.
Ce n’est que sur la pratique de ces connaissances que la liberté peut être fondée […] (XII, 1)
Bibliographie
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Robert Shackleton « Montesquieu, Bolingbroke and the Separation of Powers », French Studies, 1949, p. 25-34.
Lando Landi, L’Inghilterra e il pensiero politico di Montesquieu, CEDAM, Padoue, 1981, (troisième partie).
Catherine Volpilhac-Auger, Tacite et Montesquieu, Oxford, Voltaire Foundation, SVEC 232, 1985, chapitres vi et vii.
Georges Benrekassa , Montesquieu, la liberté et l’histoire, Paris, UGE, 1985.
Paul Hoffmann, Théories et modèles de la liberté au XVIIIe siècle, Paris, PUF, 1996.
Sergio Cotta, « Montesquieu e la libertà politica », dans Leggere l’Esprit des lois, Stato, società e storia nel pensiero di Montesquieu, Domenico Felice dir., Naples, Liguori, 1998, p. 103-136.
Céline Spector « L’Esprit des lois de Montesquieu : entre libéralisme et humanisme civique » Revue Montesquieu 2 (1998), http://montesquieu.ens-lyon.fr/spip.php?article157-161.
Lucien Jaume, La Liberté et la Loi, Les origines philosophiques du libéralisme, Paris, Fayard, 2000.
Peter Schröder, « Liberté et pouvoir chez Hobbes et chez Montesquieu », dans Le Temps de Montesquieu, Michel Porret et Catherine Volpilhac-Auger dir., Genève, Droz, 2002, p. 147-170.
Libertà, necessità et storia – Percorsi dell’ « Esprit des lois » di Montesquieu, Domenico Felice dir., Naples, Bibliopolis, 2003.