Luigi Delia
1Pour désigner cette composante de la procédure criminelle inquisitoire et du régime probatoire fondé sur l’aveu, Montesquieu emploie le terme de « torture », mais plus souvent le mot technique « question », du latin quaestio, interrogatoire : « De la torture ou question contre les criminels », tel est le titre du chapitre 17 du livre VI de L’Esprit des lois.
2Ancien magistrat de cour souveraine et historien du droit, Montesquieu sait qu’à l’exception de l’Angleterre, la question intègre, dans la plupart des États européens, le système dit des « preuves légales » du Moyen Âge et de l’Ancien Régime. En France, elle est consacrée par une série de textes législatifs de portée générale, aux premiers rangs desquels se trouvent les ordonnances de 1498 et de 1539, confirmées par celle de Louis XIV en août 1670, et qui fut appliquée jusqu’à la Révolution. La torture doit aider le juge à établir la vérité et à parachever la preuve nécessaire pour une condamnation à mort. Méthode d’interrogatoire, elle n’est en principe pas un « supplice », voire une peine corporelle, du moins lorsqu’elle est ordonnée avant le jugement. C’est pour remédier à la difficulté d’obtenir les preuves indispensables pour condamner que le juge pouvait se résoudre, dans le cas de crimes graves, à « trouver la vérité desdits crimes […] par la bouche des accusés » (ordonnance royale de Villers-Cotterêts, 1539, art. 146 ; Isambert, t. XII, p. 630). Faisant avouer l’accusé par la force, le juge visait à faire passer un crime incertain au rang de crime certain, rendu tel grâce à la « reine des preuves » que représente la confession pour les pénalistes de l’âge classique (Lange, Jousse, Muyart de Vouglans). Cependant, Montesquieu fait valoir son expérience directe qui désavoue la théorie: « J’ai remarqué que, de dix personnes condamnées à la question, il y en a neuf qui la souffrent ». Le constat est sans appel : la douleur n’est pas un critère de vérité fiable. Bien au contraire, « si tant d’innocents ont été condamnés à une si grande peine, quelle cruauté ! Si tant de criminels ont échappé à la mort, quelle injustice ! » (Pensées, no 643a).
3La question ne s’applique que selon les modalités reçues et autorisées par l’usage du lieu, différentes selon les cours et les juridictions des royaumes et des États. En plusieurs endroits on la donne avec de l’eau, ou avec le brodequin. La multiplicité et la sophistication de l’emploi de la torture retiennent l’attention de Montesquieu : « Chaque province a établi des tourments particuliers pour la question, et c’est un spectacle affligeant que de repasser dans son esprit la fécondité des inventions à cet égard, la plupart absurdes » ( ibid.). Dans l’article « Supplice (Gouvernement) » de l’Encyclopédie, Jaucourt entérine cette idée : « Un dictionnaire des divers supplices, pratiqués chez tous les peuples du monde, ferait frémir la nature ; c’est un phénomène inexplicable que l’étendue de l’imagination des hommes en fait de barbarie et de cruauté » (t. XV, [‣]).
4Utilisée dans les tribunaux séculiers, la torture n’était pas moins en vigueur dans la juridiction ecclésiastique de l’Inquisition en Espagne, au Portugal et en Italie. Dans l’article 122 du Spicilège, Montesquieu recopie du « recueil Desmolets » la sombre description de la géhenne, tirée de l’Histoire de l’Inquisition et de son origine de Marsollier (1693). Il est rappelé que la question est administrée « dans un lieu souterrain », que les inquisiteurs « sont habillés en forme de diables » et que différentes raisons président à son adoption au cours de l’interrogatoire forcé. Elle peut être destinée à obtenir l’aveu et à connaître le motif du crime, ce que l’ancien droit nomme « question préparatoire » ; ou bien, à contraindre à d’ultimes aveux (révélation des complices), lorsqu’elle est appliquée sur le seuil du gibet : c’est la « question préalable » à l’exécution (ou question définitive). Tout y est mis en place pour terroriser ou piéger l’accusé. Lorsque les tourments n’arrivent pas à arracher au prévenu la confession du crime qui lui est imputé, les juges ne craignent pas de recourir à des méthodes captieuses : « on aposte des gens qui feignent d’être prisonniers aussi pour tâcher d’obtenir par la ruse ce qu’on n’a pu obtenir par la force » (Spicilège, no 122, OC, t. XIII, p. 122). Montesquieu déplore ces sortes de voies : on ne peut lire ces récits, écrit-il à propos d’un piège du même genre tendu par les inquisiteurs aux hérétiques, « sans sentir dans son cœur de la tristesse » (Pensées, no 898).
5On ne doit l’invention de la torture ni à la culture pénale moderne ni à l’Inquisition catholique. Montesquieu souligne à juste titre que cette procédure était déjà prévue par le droit romain, qui néanmoins ne l’appliquait qu’aux esclaves : « La question vient de l’esclavage : servi torquebantur in caput dominorum ; et cela n’est pas étonnant. On les fouettait et tourmentait en cette occasion comme on faisait en toutes les autres, et pour les moindres fautes » (Pensées, no 643). En effet, considéré par le droit romain comme une marchandise, une « chose dans le patrimoine » (res in patrimonio), l’esclave n’était pas digne, à la différence du citoyen, de bénéficier de toute la protection du droit. Rapprochant la torture judiciaire de l’esclavage, Montesquieu dénonce deux pratiques de domination de l’homme par l’homme et d’anéantissement de la dignité de la personne : « Comme ils n’étaient pas citoyens, on ne les traitait pas comme hommes » (Pensées, no 643a).
6Bien qu’elle soit autorisée par la jurisprudence des Anciens et des Modernes, la question ne demeure pas moins, selon Montesquieu, indigne d’une magistrature éclairée : il refuse toute justification de la torture fondée sur l’argument d’autorité. Peut-être dans le sillage de Johann Greve (Grevius, ou Jean de Grève), ministre arminien qui rédigea le Tribunal reformatum en 1624, ouvrage réédité en 1737 par le baron de Munchausen, Montesquieu rappelle les ordalies. Comme elles, la torture est une pratique d’un autre âge et doit disparaître : « Mais on ne peut pas, dira-t-on, rejeter une pratique autorisée par tant de lois. Mais, par la même raison, il n’aurait pas fallu abolir la preuve tirée du fer chaud, de l’eau froide, des duels, ni l’absurde et infâme congrès. Il faudrait encore punir comme sorciers tous les gens maigres ou qui ont un poumon fait de manière à les tenir sur l’eau » (Pensées, no 643). Abolie par le IVe Concile de Latran de 1215, l’ordalie consistait à s’en remettre au jugement de Dieu pour établir la culpabilité ou l’innocence d’un accusé : l’accusé devait, par exemple, tenir un objet rougi par les flammes : sa cicatrisation rapide était une preuve d’innocence. Mode de preuve archaïque, la torture judiciaire serait issue de la même férocité. Les arguments des apologistes de la torture, dont la plupart étaient des juristes, sont alors tournés en ridicule. En l’espèce, Montesquieu s’attaque explicitement aux considérations « absurdes » de Jacopo Menochio (1532-1607), auteur d’un De praesumptionibus conjecturis, signis et indiciis (1588), d’après lequel (livre I, question 89), il peut exister des crimes si difficiles à prouver, comme celui de sorcellerie, que « la mauvaise physionomie » ou la mauvaise réputation peuvent être considérées des indices suffisants pour soumettre le prévenu à la question.
7Cette critique participe du procès que Montesquieu instruit contre la procédure criminelle de son temps. Symbole d’une culture judiciaire autorisée à tourmenter le corps des prévenus, la torture, « ordinaire » ou « extraordinaire » selon le degré de souffrance infligée, est incompatible avec le projet politique de modérer le régime pénal et procédural (EL, VI, 1-2, 9, 12, 18, 19 ; XII, 5, 7, 11, 13, 17, 21, 22). « On a établi qu’on ferait faire douze tours pour la question ordinaire, vingt-quatre pour l’extraordinaire. On sent bien qu’on a voulu doubler les peines ; mais on les a plus que quadruplées : le treizième tour étant sans doute le plus cruel » (Pensées, no 643). Partisan d’une restriction drastique du champ d’application de la peine de mort, qu’il tient dans certains cas pour « le remède de la société malade » (EL, XII, 4), Montesquieu affiche une hostilité inconditionnelle vis-à-vis de la torture judiciaire. À la différence d’un Diderot (« Pensez que quelques minutes de tourments dans un scélérat peuvent sauver la vie à cent innocents que vont égorger ses complices, et la question vous paraîtra un acte d’humanité » (Notes sur le Traité des délits des peines de Beccaria, 1766, p. 424), ou d’un Voltaire (« Réservez au moins cette cruauté pour des scélérats avérés qui auront assassiné un père de famille, ou le père de la patrie […] », Commentaire sur le livre des Délits et des peines, 1766, § XII, p. 788), qui, tout en s’opposant à la question préliminaire, légitiment l’usage de la question définitive dans des situations exceptionnelles (pour sauver des innocents, pour des crimes d’État), Montesquieu n’admet aucune dérogation. Dans le texte qui est de loin le plus souvent cité par les commentateurs pour illustrer son rejet de la torture, Montesquieu évoque les auteurs qui le précèdent : « tant d’habiles gens et tant de beaux génies ont écrit contre cette pratique, que je n’ose parler après eux » (EL, VI, 17) : sans doute pense-t-il à Quintilien, saint Augustin, Vivès, Montaigne, La Bruyère, Grevius, Bayle, Augustin Nicolas… Il ne se cache pas pour autant derrière leur autorité et condamne la question au nom de l’exception anglaise et de « la voix de la nature ». D’une part, en Angleterre, la torture judiciaire est en principe proscrite : elle n’est donc « pas nécessaire par sa nature ». Autrement dit, son éventuelle suppression n’affecterait nullement le fonctionnement de la justice ni ne porterait atteinte à la sûreté des citoyens et à l’ordre public. D’autre part, contraire à la nature, elle ne convient à aucune institution politique : « J’allais dire qu’elle pourrait convenir dans les gouvernements despotiques, où tout ce qui inspire la crainte entre plus dans les ressorts du gouvernement [...]. Mais j’entends la voix de la nature qui crie contre moi ».
8Centré sur le paradigme de la modération pénale, le discours contre la torture de Montesquieu nourrira l’argumentaire des contempteurs de la question engagés dans la lutte abolitionniste au cours de la décennie 1760 dans l’Europe des Lumières : l’Encyclopédie (art. « Question », t. XV, 1765, de Jaucourt) et le chapitre xvi, « De la torture », du Des délits et des peines de Beccaria.
Bibliographie
Sources
Ordonnance royale de Villers-Cotterêts (1539), art. 146, dans Recueil des anciennes lois françaises de l’an 420 jusqu’à la révolution de 1789, François-André Isambert, Paris, Belin-Leprieur, Plon frères, 1828.
Jacopo Menochio, De praesumptionibus, conjecturis, signis et indiciis, Lyon, Guillaume Rouillé, 1588 [http://books.google.fr/books?id=WFRogA1Ufe4C].
Johannes Grevius, Tribunal reformatum, in quo sanioris et tutioris justitia via […] demonstratur, rejectâ et fugatâ torturâ, cujus iniquitatem […], aperuit, Hambourg, H. Carstens, 1624 (éd. Johann Georg Pertsch, Guelpherbyti, sumptibus Jo. Christophori Meisneri, 1737 [http://books.google.fr/books?id=kh5DAAAAcAAJ]).
Jacques Marsollier, Histoire de l’Inquisition et de son origine, Cologne, Pierre Marteau, 1693.
François Lange, Nouvelle pratique civile, criminelle et bénéficiale, Paris, N. Gosselin, 1702.
Daniel Jousse, Nouveau commentaire sur l’ordonnance criminelle d’août 1670, Paris, Debure l’aîné, 1757.
Pierre-François Muyart de Vouglans, Institutes du droit criminel, Paris, chez L. Cellot, 1757.
Cesare Beccaria, Des délits et des peines, [Dei delitti e delle pene] (1764). Introduction, traduction et notes de Philippe Audegean, Lyon, ENS Éditions, 2009.
Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, Paris, 1751-1765.
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Voltaire, Commentaire sur le livre des Délits et des peines, § XII (1766), dans Mélanges, J. Van den Heuvel éd., Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1961, p. 788.
Études critiques
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Michel Porret, « Les “lois doivent tendre à la rigueur plutôt qu’à l’indulgence”. Muyart de Vouglans versus Montesquieu », Revue Montesquieu 1 (1997), http://montesquieu.ens-lyon.fr/spip.php?article87.
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