Ghislain Waterlot
1L’Inquisition occupe peu de place dans les réflexions de Montesquieu, mais ce qu’il en a dit retient beaucoup l’attention aujourd’hui, puisqu’il en parle surtout dans un texte érigé en classique de l’enseignement académique : la « Très humble remontrance aux inquisiteurs d’Espagne et de Portugal » (EL, XXV, 13). Dans ce texte, la critique de l’Inquisition est inséparable d’un plaidoyer en faveur de la tolérance. Sans doute est-ce ce qui l’a rendu célèbre. Les arguments s’y enchaînent implacablement : avec une telle institution emblématique de la contrainte, les chrétiens ne doivent pas être surpris que certains pays, le Japon en tête, les reçoivent mal, dans la mesure où les persécutions qui les frappent ne sont que celles qu’ils infligent aux autres dès qu’ils sont en mesure de s’imposer ; les chrétiens font valoir qu’ils furent persécutés par les païens, mais aujourd’hui ils se comportent en païens en poursuivant ceux qui ne pensent pas comme eux ; le maître des chrétiens, le Christ, a toujours donné l’exemple d’un comportement contraire à celui des persécuteurs, qui pourtant se réclament de son nom, etc. Aucun de ces arguments n’est neuf.
2Mais au XVIIIe siècle, les inquisiteurs scandalisent parce qu’ils font figure de vestiges d’un monde barbare. D’ailleurs, il n’y a guère que la péninsule ibérique pour s’illustrer encore avec un tel tribunal (qui d’ailleurs n’est plus guère actif au XVIIIe siècle). C’est à ce propos qu’apparaît l’originalité de Montesquieu sur cette question. La France du XVIIIe siècle, on le sait, n’aime guère l’Espagne, et Montesquieu partage l’antipathie de ses contemporains. Elle se manifeste déjà dans les Lettres persanes ([‣]), où l’Espagne est l’objet d’un tableau au vitriol, à peine tempéré par la relativisation de la péroraison. Or l’Inquisition apparaît, au cœur de cette impitoyable fresque espagnole, comme une sorte d’atavisme ibérique : « Les Espagnols qu’on ne brûle pas paraissent si attachés à l’Inquisition, qu’il y aurait de la mauvaise humeur de la leur ôter ». L’hypocrisie de cette institution, qui « ne fait jamais brûler un Juif sans lui faire ses excuses » (ibid.), s’accorde parfaitement avec le tempérament ibérique, dont la haine des Juifs est manifestement, pour Montesquieu, un trait saillant. Surtout, l’Inquisition apparaîtra dans L’Esprit des lois comme tirant son origine des lois des Wisigoths qui, par leur code, « cherchèrent à se concilier les anciens habitants » du territoire ibérique (EL, XXVIII, 1, in fine). Aux yeux de Montesquieu, ce code des Wisigoths, achevé par les évêques, fonde « tous les principes et toutes les vues de l’Inquisition d’aujourd’hui » (ibid.). Or ces lois wisigothiques sont « puériles, gauches, idiotes » (ibid.). De tout ceci se dégage l’idée que si l’Espagne et le Portugal sont les derniers pays à être encore entichés de l’Inquisition, c’est qu’ils ont peine à abandonner un système dont ils sont les inventeurs — encore que l’on ait pu trouver l’équivalent sous Charlemagne, avec le « remerc » (c’est ainsi que Montesquieu appelle, sans doute en raison d’une lecture fautive de sa source, le « tribunal [ou cour] veimique » que Voltaire dénoncera avec constance), tribunal secret qui permet les plus monstrueuses poursuites ; il l’évoque dans un passage de L’Esprit des lois, biffé sans aucun doute par prudence dans son manuscrit de travail : « Le même esprit qui forma le remerc a formé depuis l’Inquisition » (livre XXV, chapitre 12 supprimé de l’imprimé ; OC, t. IV, p. 695) : celle-ci est donc bien issue d’un Moyen Âge barbare.
3Nous savons en réalité que l’Inquisition fut voulue par les papes qui désiraient organiser efficacement l’éradication des hérétiques. Le traité de Paris et le concile de Toulouse (1229) en sont véritablement l’origine. Mais au XVIIIe siècle, l’ultime forme vivante de l’Inquisition catholique est celle d’Espagne et de Portugal, fondée en 1478 sous le nom de tribunal du Saint-Office et liée au souvenir sinistre de Torquemada. Tous les auteurs du siècle des Lumières, quand ils traitent de l’Inquisition, pensent donc à la péninsule ibérique (Voltaire, par exemple, n’y déroge pas dans l’article « Inquisition » de son Dictionnaire philosophique [éd. de 1769]).
4Toutefois, quand il considère globalement l’Inquisition, Montesquieu est net : ce tribunal « est contraire à toute bonne police » (EL, XXVI, 11). Partout il n’a rencontré qu’opposition et rejet, il est « insupportable dans tous les gouvernements » (ibid.). Certes il prétend s’ériger en instance valable pour les tribunaux humains (EL, XXVI, 12), mais à cet égard le vice est dans son principe même, puisque ce tribunal s’occupe non des actions mais des pensées. Celui qui nie les accusations est donc un coupable obstiné, tandis que celui qui avoue peut être pardonné. Or le pacte du repentir n’a de portée qu’entre les hommes et Dieu. Dans la vie civile, au contraire, la seule préoccupation est la détermination de l’innocence ou de la culpabilité. Aussi le tribunal simplement humain n’a-t-il pas à pardonner au criminel qui se repent, mais à l’inverse il n’a pas à condamner celui à qui aucun acte délictueux ne peut être véritablement imputé (ibid.).
5Enfin, l’Inquisition est animée d’un esprit profondément corrompu, qui viole la nature même. Dans un article de ses Pensées (no 898), Montesquieu note, à partir d’un ouvrage de l’abbé de Bellegarde, que de grands inquisiteurs n’ont pas hésité à promettre une amnistie générale aux hérétiques, pour mieux les attirer dans un piège les conduisant au bûcher. On ne peut lire ces récits, conclut-il, « sans sentir dans son cœur de la tristesse ».
Bibliographie
Lecture de la « Très humble remontrance aux inquisiteurs d’Espagne et de Portugal » (EL, XXV, 13) : Lire Montesquieu, VIII : Lectures. Écouter Montesquieu [http://lire-montesquieu.ens-lyon.fr/lecture-l-esprit-des-lois-livre-xxv-chapitre-13-100549.kjsp?RH=LECTURES].
Jean Ehrard, « Montesquieu et l’Inquisition », Dix-Huitième Siècle 24 (1992), https://www.persee.fr/doc/dhs_0070-6760_1992_num_24_1_1878, repris dans Jean Ehrard, L’Esprit des mots. Montesquieu en lui-même et parmi les siens, Genève, Droz, 1998, p. 81-93.
Guillaume Barrera, « La figure de l’Espagne dans l’œuvre de Montesquieu : élaboration conceptuelle d’un exemple, stratégie d’écriture et modes d’avertissement », dans Actes du colloque international de Bordeaux pour le 250e anniversaire de L’Esprit des lois, Louis Desgraves dir., Bordeaux, Bibliothèque municipale, 1999, p. 153-171.