Annie Becq
1Poser à propos des écrits de Montesquieu la question (moderne) des « genres littéraires » revient à estimer résolue celle — qui n’avait au reste aucun sens au XVIIIe siècle et, singulièrement, pour Montesquieu qui refuse d’isoler la « philosophie » : « elle a des rapports avec tout » (Pensées, no 1261) — de l’appartenance d’« ouvrages d’esprit » comme L’Esprit des lois à la « philosophie » ou à la « littérature » et peut s’entendre comme interrogation sur la situation, à l’intérieur des discours réputés de nos jours « littéraires », de textes comme Le Temple de Gnide ou l’« espèce de roman » que sont les Lettres persanes, pour lequel Montesquieu revendique un rôle fondateur dans l’histoire du roman par lettres. C’est là l’un des éléments de la réflexion historico-critique d’un Montesquieu théoricien dont les Pensées offrent bien des traces propres à constituer un objet de questionnement qu’on a choisi d’adopter pour tenter d’expliciter et d’articuler ces ébauches, et interroger Montesquieu lui-même sur les « genres littéraires ».
2Touchant la poésie en tant que discours versifié et rimé dont le statut privilégié est alors vivement contesté, en particulier par La Motte, Montesquieu la met en parallèle avec la prose dans le même espace de la beauté (« la belle prose [...] les beaux vers ») du point de vue du rythme : « fleuve majestueux » pour l’une et jaillissement « par force » des autres (Pensées, no 2101), et c’est de celui de la mise en relief de la pensée (aspect d’ordinaire exploité au profit de la prose) qu’il voit un « avantage » dans le droit aux inversions (Pensées, no 285) pour une poésie splendeur du sens plutôt que cliquetis de mots, sans parler de la délectation secrète née de la contrainte imposée par le vers (Pensées, no 2101) — et non forcément par la rime puisque les « vers rimés se trouvent toujours lorsque l’on commence à sortir de la première barbarie » (Pensées, no 599), de même que « le style enflé et emphatique » qu’il observe chez les Portugais, plus facile à pratiquer que le « naïf » qui apparaît à l’étape suivante (Pensées, no 554).
3C’est en effet dans des perspectives historiques que prennent corps de multiples et brèves remarques éparses : sur les épithètes en poésie dont l’espèce de nécessité (Pensées, no 123) s’explique peut-être moins par l’exigence d’une sorte d’essence que par « la superstition des païens, qui croyaient que les dieux voulaient être appelés d’un certain nom [...] Il fallait donc que les poètes s’y accommodassent. Les héros furent traités comme les dieux » (Pensées, no 134) ; sur les fables dont Montesquieu situe l’origine dans les traditions orales: contes de «nourrices des premiers temps » et de « vieillards qui amusent leurs petits-enfants au coin du feu » (Pensées, no 18), fond anonyme sur lequel peut surgir un Ovide (Pensées, no 1337) ; sur les « fictions », « essence » du « poème épique », comme le montre bien le succès de Milton en Angleterre « depuis que la religion y passe pour une fiction » (Pensées, no 1052). Au reste, le « système chrétien » — qui a renchéri pour ainsi dire sur celui des Juifs en ôtant au « très grand agent » qu’est le Dieu unique toute « passion », en attendant que la « nouvelle philosophie qui ne nous parle que de lois générales », lui ôte tout caractère particulier — n’a pu que contribuer à « perdre le sublime parmi nous » (Pensées, no 112). Sens aigu que la production et le succès de « genres de poésies » tels que le poème épique dépendent d’un contexte idéologique, alors que le « poème dramatique » dont la « nature » consiste dans « le mouvement même », « tout y est action » (d’où la légitimité des trois unités, selon l’article no 2076 des Pensées), ne souffre pas de la disparition du « système païen » : «spectacle du cœur humain [...] il a moins besoin de merveilleux» (Pensées, no 118), et la satisfaction des sens et de l’imagination a appelé l’invention du « genre de spectacle » moderne qu’est l’opéra, qui puise son merveilleux dans la Fable (Pensées, no 119).
4Mais la tragédie n’en est pas moins affectée par l’histoire car les « bonnes situations » nécessaires aux bonnes tragédies sont appelées à s’épuiser, de même que les « bons caractères [...] les traits marqués » pour les comédies (dont Montesquieu programme l’examen de l’essence, la vis comica dans l’action et les discours, dans les Pensées, no 1149) ; espèce de schéma cyclique qui implique la possibilité d’un renouvellement en fonction de ceux qui affectent « langue », « mœurs », « circonstances » (Pensées, no 287). Comment concevoir ces sortes de cycles ? Il semble que l’Antiquité grecque ait atteint, en particulier dans le poème dramatique, comme un point de perfection (Pensées, no 129), et la « rapidité avec laquelle les Grecs ont passé du mauvais à l’excellent » contraste avec la « lenteur avec laquelle les Français sont venus jusqu’à Venceslas et Le Cid (Pensées, no 128) : Montesquieu impute cette dernière aux « idées de l’Écriture sainte » fâcheusement importées « dans les poésies » ; ce dernier terme revêt un sens plus large dans l’article no 120 des Pensées, qui a le grand intérêt d’ébaucher l’analyse des conditions socio-politico-idéologiques de la bonne « poésie », à propos des « cinq ou six siècles » qui ont précédé la Renaissance : population suffisante d’auteurs, prestige de la poésie pratiquée par la noblesse et agent de qualification auprès des princes, émulation, autant de facteurs d’ordre social propres à susciter des « génies » en Europe, dont l’effet s’est trouvé annulé par le poids idéologique de l’Écriture sainte, qu’annulera à son tour le retour aux textes des Anciens.
5Enfin, la perspective du projet — abandonné — d’un Traité des devoirs (« l’attachement aux sciences et la recherche de la vérité » sont l’un des « quatre chefs » selon lesquels Cicéron « divise l’honnête » d’après les Pensées, no 1263) semble avoir amené Montesquieu à s’interroger sur l’utilité — indirecte — de ce qu’il appelle indifféremment lettres, sciences, voire philosophie, bref ouvrages d’esprit, dans tout un réseau d’articles des Pensées que de multiples notes de régie tissent à partir de l’article no 1006, où se prolonge et se développe l’objection faite à Cicéron : « II croit qu’un bon citoyen doit plutôt s’employer pour sa patrie que de s’attacher à acquérir des connaissances. Mais il ne fait pas attention que les savants sont très utiles à leur patrie [...] » (Pensées, no 1263) ; ce qui conduit aux ébauches d’une articulation du littéraire, au sens classique large, avec le politique, du point de vue de la « prospérité » : si on les considère « sous une autre face », on observe que la prospérité des lettres est « infailliblement le signe ou la cause » de celle des empires ; d’où l’esquisse de leur trajectoire en France, dans l’Empire romain puis dans ceux des califes et des Turcs, selon le schéma mis en œuvre dans les Romains, de basculement inéluctable de la prospérité en décadence (d’où le privilège reconnu du début des monarchies par les Pensées, no 779) dont Montesquieu s’emploie à élucider le mécanisme dans le secteur relativement autonome de la littérature française de son temps : un savoir difficilement acquis finit par paraître facile, voire méprisable, d’où bien des dégâts chez les écrivains et le public causés par cette illusion de facilité conjuguée à l’amour-propre (surestimation de soi et mépris des autres) qui, vu la conscience malgré tout d’une infériorité, conduit à la « fureur de juger » mais surtout de déprécier. Prolifération de satires et de parodies qui découragent les vrais talents, glorification de l’ignorance et donc ruine de la production et dégradation du goût, à laquelle concourt aussi l’excès de « délicatesse ».
6Autant d’ébauches d’histoire littéraire au sens moderne et d’une sorte d’« esprit des lettres » qui en aurait mis au jour les « raisons », dont on ne peut que regretter l’inachèvement.